Jean-Paul Sorg a été le onzième Lauréat de la Bourse de Traduction Nathan Katz. La Bourse de Traduction lui a remise en avril 2015 en l’auditorium de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg. Sa traduction a été publiée en édition bilingue aux Éditions Arfuyen, partenaires du Prix :
Albert SCHWEITZER, L’Esprit et le Royaume. Traduit de l’allemand et présenté par Jean-Paul Sorg. Collection Ombre n° 12, 262 pages. ISBN 978-2-845-90214-5
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Jean-Paul Sorg est né en 1941 à Mulhouse, appelée Mülhausen jusqu’à la Libération. De formation philosophique, il a été de 2008 à 2011 président de l’Association Française des Amis d’Albert Schweitzer (AFAAS), fondée à Paris en 1957, en présence du Docteur Schweitzer, et transférée à Strasbourg (1, quai Saint-Thomas) en 1980.
De 1990 à 2003, il a assuré l’édition de la revue Études Schweitzeriennes et dirige depuis 2003 les Cahiers Albert Schweitzer (semestriels).
Son souhait le plus cher est de voir Albert Schweitzer enfin reconnu en France comme l’un des philosophes majeurs du XXe siècle et ses textes introduits dans les ouvrages de philosophie à l’usage des classes terminales.
Il se plaît à imaginer, par exemple, qu’une prochaine réédition du livre magistral d’Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité (Fayard, 1998) donne à Albert Schweitzer la place qui lui est due en ce qui concerne le principe du respect de la vie animale.
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DISCOURS DE RÉCEPTION DE LA BOURSE DE TRADUCTION NATHAN KATZ PRONONCÉ PAR JEAN-PAUL SORG LE 14 AVRIL 2015 EN L’AUDITORIUM DE LA BNU, À STRASBOURG
De tous les sermons que Schweitzer a écrits et prononcés – quelques-uns à Gunsbach, la plupart à l’église Saint-Nicolas de Strasbourg –, plus de 400 (la quasi-totalité ?) ont été retrouvés à l’état manuscrit ou tapés à la machine. Des prédications complètes, soigneusement rédigées, d’autres inachevées ou seulement à l’état d’esquisses, de notes.
À Saint-Nicolas, il fut d’abord vicaire stagiaire, à compter du 1er décembre 1899, puis ordonné regulärer Vikar le 23 septembre 1900. Il donna sa démission en mars 1912, en vue de se préparer à partir pour Lambaréné en août. Il avait terminé ses études de médecine, commencées en octobre 1905. Il tiendra encore à les couronner par une thèse, Les jugements psychiatriques sur Jésus, qu’il pourra soutenir juste avant son départ qui, suite aux atermoiements et chicanes de la Société des Missions Évangéliques de Paris (de tendance piétiste orthodoxe), dut être différé et reculé jusqu’au 21 mars 1913, le Jour J !
Après avoir surmonté une crise de fatigue et de découragement qui dura plusieurs mois en 1912, été et automne, il se remit à prêcher de temps en temps à Gunsbach, auprès de son père, comme à Saint-Nicolas où ses deux derniers sermons « d’avant Lambaréné » étaient du dimanche 2 mars 1913, sur le royaume des cieux (il figure dans le présent volume), et du 9 mars, sur « la paix de Dieu, qui est plus haute que toute raison ».
Durant toutes ces années à Strasbourg, son auditoire ne se limita pas aux membres de la paroisse ; se sont assez ajoutés, assez régulièrement, des étudiants, les amis du Radelclub (Club mixte des vélocipédistes), des collègues de l’université, des médecins, des musiciens, une certaine intelligentsia, en somme, cultivant les arts et d’esprit libéral. Preuve qu’il était déjà quelqu’un de pas ordinaire, qu’il jouissait d’une réputation sur le plan local : le texte de ses sermons circulait, il y avait des auditeurs qui lui demandaient le manuscrit à la sortie du culte et le recopiaient dans la nuit pour envoyer des copies à des amis, lui-même en envoyait à son amie Hélène, qui les réclamait, quand elle voyageait à l’autre bout de l’Europe. Ainsi s’explique que tant de ses sermons aient été sauvegardés.
Autre signe qui montre combien le jeune prédicateur alsacien, grand organiste de surcroît, était estimé et son envergure intellectuelle reconnue : c’est lui qu’on sollicitait pour prêcher lors de grandes circonstances : anniversaire de la mort de Philippe-Jacques Spener, le 5 février 1905, 400e anniversaire de la naissance de Calvin, le 11 juillet 1909, anniversaire en 1910 de l’Association Protestante Libérale de Strasbourg, qui fut créée vers 1850 (ces trois sermons « historiques » figurent eux aussi dans le présent volume).
Après quatre ans et demi passés au Gabon, dont dès le déclenchement de la guerre en août 1914 plus de trois ans sous surveillance politique, jusqu’en octobre 1917 (le couple Schweitzer était allemand sur un territoire colonial français), puis neuf mois d’internement en « métropole », dans les camps de Garaison, en Hautes-Pyrénées, et de Saint-Rémy en Provence, le retour en juillet 1918, à la faveur d’un échange de prisonniers organisés par la Croix Rouge, fut dramatique. C’était encore la guerre. La santé d’Hélène, enceinte , était fragilisée, le changement brusque de climat et les conditions hivernales de l’internement à Garaison avaient réveillé sa tuberculose latente et minait son organisme. Lui aussi était malade, séquelle d’une dysenterie qu’il n’eut pas les moyens de soigner, et il fut opéré d’un ulcère le 1er septembre à l’hôpital de Strasbourg.
Rétabli, il eut la double chance de pouvoir obtenir un poste de médecin à la clinique de dermatologie et de réintégrer sa paroisse de Saint-Nicolas, toujours en qualité de vicaire. Pour les retrouvailles avec ses paroissiens, le 13 octobre, il reprit dans sa prédication le verset de l’apôtre Paul, sur lequel il les avait quittés, c’était il y a plus de cinq ans, dans un autre monde : « Que la paix de Dieu, plus haute que toute raison, garde vos cœurs et vos pensées en Jésus-Christ. » En tête du texte de son sermon, il avait noté à la main : « Écrit pendant que se déroulent les négociations préliminaires sur la paix. »
Il resta en poste dans sa paroisse jusqu’en juin 1921. Il avait démissionné de ses fonctions en avril, il déménagea alors de son logement de fonction à Saint-Nicolas et s’installa avec sa femme et leur enfant (Rhéna, née à Strasbourg le 14 janvier 1919) dans le presbytère de son père à Gunsbach. Il comptait vivre maintenant de ses concerts, de ses conférences et de sa plume. À l’orée de la forêt vierge, « récit et réflexions d’un médecin en Afrique Équatoriale Française », remportait un grand succès, ce sera au fil des ans un best-seller mondial. Fort de ce succès ou comme obligé par lui, il envisageait de retourner à Lambaréné et d’y reprendre son œuvre humanitaire. Il sera prêt pour repartir en février 1924. La reconstruction de l’hôpital, la construction d’un nouveau, à l’écart de la station missionnaire, et son développement aux dimensions d’un village africain scelleront son destin de grand homme à rayonnement mondial.
De sa seconde période d’activité pastorale à Strasbourg, d’octobre 1918 à juin 1921, sont conservés 119 textes de sermons. Il y eut de longues et nombreuses interruptions : seconde opération chirurgicale, tournée de concerts et conférences en Suède, d’avril à juillet 1920, deux concerts à Barcelone, etc. Les deux dernières années, il prêcha relativement peu : tout de même 33 sermons en 1920 et encore 13 en 1921, mais il ne les préparait que sous forme d’un plan et quelques citations. Par contre, la série continue des prédications de 1919 est du plus grand intérêt. Parmi elles, une suite de sermons expressément éthiques où il est question du principe de respect pour toute vie et du principe d’une responsabilité « élargie à l’infini ».
Malgré le serment qu’il dut prêter aux membres du comité de la Société des Missions de ne pas prêcher à Lambaréné, d’y « rester muet comme une carpe », il avait cédé aux sollicitations fraternelles de ses nouveaux collègues missionnaires et à peine arrivé sur la station missionnaire d’Andende (qui fait partie du territoire de la ville de Lambaréné, étendue sur des bras de l’Ogooué) le mercredi 16 avril, il eut à prononcer le dimanche suivant, lors du culte, une allocution qui valait prédication. Le dimanche de Pentecôte, 11 mai 1913, il lui revint de prêcher sur Éphésiens 4, 30 : « N’attristez pas le Saint-Esprit de Dieu ». Comme il s’y attendait, « les questions de dogme auxquelles le Conseil des Missions Évangéliques de Paris attachait tant d’importance ne tenaient aucune place dans la prédication des missionnaires » (Ma vie et ma pensée).
Il comprit vite quel langage pouvait toucher la population locale et quelles images, que le vin était de palme, les champs de blé des « plantations de manioc », les vêtements de lin des « pagnes de raphia », les maisons des cases, que le lac de Génésareth était « grand comme à peu près le lac Azingo », en aval de Lambaréné, et Jésus un tout puissant onganga. Délivré d’une théologie qu’à part lui il jugeait de toute manière hypercompliquée et qui ici s’avérait complètement inadaptée, il eut la joie d’éprouver sur place, mieux qu’en Europe, « ce qu’il y a d’élémentaire » et par là même d’universel dans les Évangiles.
Schweitzer n’avait sans doute jamais songé à publier ses sermons, ni ceux de Strasbourg, ni ceux de Lambaréné, et à en faire des livres, soucieux qu’il était avant tout, et même anxieux dans le grand âge, de trouver le temps de terminer et d’éditer ses livres de théologie (Reich Gottes und Christentum) et de philosophie (Die Weltanschauung der Ehrfurcht vor dem Leben) en chantier depuis si longtemps. Mais il devait néanmoins avoir conscience de la valeur du texte de ses sermons : valeur éthique, sinon théologique, et valeur littéraire : « Je préparais mes prédications par écrit, ce qui représentait deux ou trois essais parfois avant la rédaction du texte définitif » (Ma vie et ma pensée).
Ses lecteurs y reconnaissent d’emblée les deux qualités principales, à la fois éthiques et esthétiques, propres à sa manière d’écrire. Clarté de la langue, transparence, densité, sobriété, mais aussi un luxe d’images, une grande richesse en métaphores originales, soigneusement déployées, qui viennent soutenir et faire avancer la pensée abstraite. Vers la fin de sa vie toutefois, en 1964, des amis fidèles, auxquels il ne pouvait rien refuser, lui ont proposé de publier un choix de ses sermons, dont les membres anciens des paroisses de Gunsbach et de Saint-Nicolas se souviennent encore. Il répondit que ses sermons devaient se trouver quelque part dans les archives de sa maison de Gunsbach, mais, ajoutait-il, soyez sévères, ne publiez que ce qui a gardé du sens : « Beaucoup de ces sermons, je les ai écrits la nuit, parce que le jour je n’y arrivais pas. »
Ce n’est finalement qu’un an après sa mort (le 4 septembre 1965), en 1966 donc, qu’un recueil de 17 sermons, Straßburger Vorlesungen, réalisé par le théologien bernois Ulrich Neuenschwander, vit le jour aux éditions C. H. Beck de Munich (traduits en français par Madeleine Horst et édités en 1970 chez Albin Michel, sous le titre Vivre).
Un deuxième recueil, au titre kantien, Was sollen wir tun ?, parut en 1974 chez Lambert Schneider, à Heidelberg. Une édition savante qui avait l’originalité de regrouper 12 sermons de l’année 1919, centrés spécifiquement sur des « problèmes éthiques ». Tel était son sous-titre : 12 Predigten über ethische Probleme. On a fait remarquer qu’au fond tous les sermons de Schweitzer traitent de l’éthique, mais il est vérifiable que dans ceux-ci l’intention éthique est clairement affichée et que le résultat en est une certaine systématisation. C’est là, après-guerre, devant ses paroissiens de Saint-Nicolas que les 16 et 23 février 1919 il expose pour la première fois et problématise le principe du respect de la vie (Ehrfurcht vor dem Leben), dont l’idée, l’illumination, lui était venue un soir de septembre 1915, sur le fleuve Ogooué, à la vue d’un troupeau d’hippopotames dans la lumière du soleil couchant : don de la nature et de la faune africaine…
Après plusieurs années de travail dans les archives, le pasteur suisse Richard Brullmann et Erich Grässer, professeur de théologie à l’université de Bochum, ont publié en 2001 d’un coup, en un unique volume de 1392 pages, une montagne, l’intégrale des sermons, Predigten 1898-1948, chez l’éditeur C. H. Beck qui s’était lancé dans la publication de l’ensemble des œuvres posthumes (Werke aus dem Nachlass), avec ses deux volets, théologie et philosophie. Le dernier volume, le dixième, paraîtra en 2006, Theologischer und Philosophischer Briefwechsel 1900-1965. Il y a là au bas mot quelque 6000 pages inédites en français.
De la montagne des 334 sermons de l’édition intégrale, vingt-et-un textes relatifs aux missions et à l’humanitaire ont été traduits et édités sous le titre Agir (éd. Ampelos, 2009), qui fait écho au recueil Vivre : procès du système colonial ; devoir d’expiation et de réparation. À l’aurore du XXe siècle, le pasteur Schweitzer avait prononcé en chaire ce qui s’est écrit à l’époque de plus puissant en matière d’anticolonialisme : « Nombreuses les atrocités perpétrées au nom du Christ sur notre terre d’Europe… Mais innombrables, et plus terribles encore, les atrocités commises outre-mer, dans les pays conquis ou colonisés. Où l’homme blanc est passé, il y eut de l’effroi et du malheur, esclavage, massacres, alcool, débauche et prostitution Le livre qui raconterait dans le détail comment les nations chrétiennes ont envahi le monde serait un livre d’horreur du commencement à la fin… » (sermon du 26 janvier 1908).
Mais les dictionnaires et les conférenciers continuent, sans s’informer, de dénoncer en Schweitzer un suppôt ou un alibi du colonialisme. Ou celui qui a voulu défendre un «colonialisme à visage humain » (Le Petit Larousse illustré).
Voici un troisième recueil thématique de sermons d’Albert Schweitzer, L’Esprit et le Royaume, dont le titre est évidemment inspiré de celui du fameux recueil de nouvelles d’Albert Camus, L’Exil et le Royaume. Car, entre les deux penseurs, celui qui passe pour agnostique et celui qui passe pour chrétien, existent en réalité de profondes affinités. En profondeur et en hauteur, à la racine et à la cime, ils se touchent.