Pour sa sixième année, le Jury du Prix Nathan Katz du patrimoine a choisi de distinguer les œuvres de RULMAN MERSWIN et de L’AMI DE DIEU DE L’OBERLAND et demandé à Éliane Bouchery et Jean Moncelon de donner des traduction de leurs écrits. Ces traductions ont été publiées en deux volumes aux Éditions Arfuyen, partenaires du Prix
L’AMI DE DIEU DE L’OBERLAND, Le Livre des cinq hommes, traduit du moyen haut-allemand et présenté par Éliane Bouchery et Jean Moncelon. Collection Les Carnets spirituels n° 78. ISBN 978-2-845-90161-2
Rulman MERSWIN, Le Livre des neuf Rochers. Traduit du moyen haut-allemand et présenté par Éliane Bouchery et Jean Moncelon. Préface de Francis Rapp. Collection Les Carnets spirituels n° 77. ISBN 978-2-845-90158-2
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Rulman Merswin, né à Strasbourg en 1307, était un riche banquier, respecté pour son intégrité. En 1347, il décide de mener, avec sa femme, une vie semblable à celle des tertiaires. Jean Tauler devient son confesseur en 1348.
Cette période est particulièrement sombre pour l’Alsace : deux tremblements de terre (1346 et 1348) et surtout une épidémie de peste, de 1347 à 1349, provoquant des pogroms et des processions de flagellants. Rulman Merswin fait la connaissance de l’Ami de Dieu de l’Oberland, qui devient son maître spirituel.
En 1366, il fonde la communauté de l’Île-Verte (Grüne-Wörth) comme un refuge pour des laïques désireux de se retirer du monde. En 1371, la communauté est placée sous la direction des Johannites. Merswin y mène une vie humble et cachée jusqu’à sa mort le 1382) 18 juillet 1382.
La figure de Rulman Merswin est étroitement liée à celle de l’Ami de Dieu de l’Oberland. Au point que l’opinion dominante a longtemps été que ce noble ermite n’aurait été qu’une fiction forgée par le banquier…
Si l’on en croit les documents conservés par les Johannites à l’Île-Verte de Strasbourg, l’Ami de Dieu de l’Oberland était le fils d’un riche négociant d’une ville rhénane. À la mort de ses parents, il quitte les affaires pour mener une vie dissipée. À la suite d’une vision, il vend ses biens et se consacre durant cinq ans aux œuvres de charité dans un quartier pauvre de sa ville natale. Il convertir plusieurs autres chevaliers et fonde une « société » d’Amis de Dieu dans sa propre maison. Il entre en contact avec Rulman Merswin et devient son guide spirituel.
En 1365, il quitte sa ville natale et se rend dans un ermitage où il élève une maison et une chapelle, avec quatre compagnons : un Juif converti, un bourgeois, un ancien jurisconsulte, ainsi qu’un quatrième frère. L’Ami de Dieu se rend en 1377 à Rome pour y rencontrer le pape Grégoire XI et l’appeler à réformer la Chrétienté. En novembre 1378, se tient une première « diète divine » dans l’ermitage du Haut-Pays, pour retarder par la prière « la grande tempête » qui doit s’abattre sur l’humanité. On ignore les circonstances de sa mort, ses relations avec Rulman Merswin s’étant interrompues après 1380 ?
Les œuvres de Rulman Merswin et de l’Ami de Dieu de l’Oberland sont conservées à la Bibliothèque nationale et universitaire et aux Archives de Strasbourg. Le manuscrit autographe du Livre des neuf rochers de Rulman Merswin peut être consulté sur le site de la BNU. Il n’existait jusqu’à présent aucune traduction des textes de Rulman Merswin et de l’Ami de Dieu de l’Oberland.
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INTERVENTION DE RÉMY VALLEJO À L’OCCASION DE HOMMAGE RENDU À RULMAN MERSWIN ET À L’AMI DE DIEU DE L’OBERLAND PAR LE CENTRE CULTUREL MOUNIER À LA MÉDIATHÈQUE PROTESTANTE LE 28 FÉVRIER 2011
À l’aube du XIVe siècle, la mystique rhénane voit le jour à Strasbourg grâce à la rencontre de Maître Eckhart (1260-1328) avec une foule de religieuses, de béguines et de laïcs en recherche d’une authentique vie spirituelle.
Dans la vallée rhénane, la diffusion de la mystique rhénane relève d’une quête de vie spirituelle, mais aussi du besoin de trouver un appui dans un monde où tout s\’écroule. Inspirée par l’optimisme conquérant du XIIIe siècle, la mystique rhénane se révèle éminemment pertinente lorsqu’au cours du XIVe siècle, les contemporains de Jean Tauler (1300-1361), disciples de Maître Eckhart, se confrontent à un temps d’inquiétude, de fléaux et de chaos. En effet, la prédication dominicaine incarne une véritable parole de résistance et d’espérance lorsqu’elle révèle à l’âme humaine le seul « lieu » où se tenir, et que rien ne peut ébranler, détruire ou anéantir.
Pendant « l’automne du Moyen Âge », selon l’expression de Johan Huizinga, la Mystique rhénane représente un ressaisissement spirituel qui prélude à l’avènement de la Modernité. Née à Strasbourg au XIVe siècle, la « mystique rhénane » est une tradition spirituelle dont l’essor et la diffusion se déploient bien au-delà des deux rives du Rhin, transcendent le temps et dépassent les clivages confessionnels. Patrimoine commun des Églises catholique et protestante depuis le XVIe siècle, la mystique rhénane n’a cessé d’influencer la spiritualité, la littérature et les arts. En Allemagne, à la veille de la Réforme, Martin Luther (1483-1546) affirme « qu’aucun théologien du passé, sauf saint Paul et Augustin, n’a parlé aussi bien que Tauler ».
En Espagne, le célèbre « solo Dio » de Thérèse d’Avila (1515-1582) et La vive flamme d’amour de Jean de la Croix (1542-1591) s’inspirent directement de sa doctrine spirituelle. Par ailleurs, c’est à la lumière de sa lecture des Sermons de Jean Tauler que Jean-Sébastien Bach (1685-1750) compose ses Passions, car pour le mystique rhénan « mieux vaut la passion de Dieu que l’action pour Dieu ». Au gré des méandres du fleuve, des échanges de manuscrits et de la diffusion du livre imprimé, la Mystique rhénane gagne peu à peu Tolède, Paris et Dresde. À Dresde, sur les rives de l’Elbe, la Mystique rhénane inaugure l’Abstraction qui, grâce à l’œuvre peint de Caspar-David Friedrich, est non seulement une recherche esthétique mais aussi un chemin spirituel.
La mystique rhénane au 14° siècle, Maître Eckhart et Jean Tauler
Au XIVe siècle, dans la vallée rhénane, la naissance, l’essor et la diffusion de la mystique rhénane relèvent non seulement d\’une authentique quête de vie spirituelle mais aussi du besoin de trouver un appui dans un monde où tout s\’écroule. Née de la volonté conquérante du XIIIe siècle, la mystique rhénane se révèle éminemment pertinente lorsqu’au cours du XIVe siècle, les contemporains de Maître Eckhart, Jean Tauler et Henri Suso se confrontent à un temps d’inquiétude, de fléaux et de chaos.
En effet, pour les rhénans malmenés par les malheurs du siècle, la prédication dominicaine incarne une véritable parole de résistance et d’espérance lorsqu’elle révèle à l’âme humaine le seul « lieu » où se tenir, ce « fond sans fond », que rien ne peut ébranler, détruire ou anéantir. Ce phénomène de ressaisissement spirituel, porté par la doctrine des mystiques rhénans, n’est pas isolé dans le temps. En effet, il se manifeste tout au long du XVIe siècle, lors des bouleversements suscités par la Réforme et la Contre Réforme, puis à nouveau au XVIIe siècle, pendant le long temps de crise suscité par la guerre de Trente Ans (1618-1648).
Confronté dès ses origines au manichéisme de l’hérésie cathare, l\’ordre des frères prêcheurs reçoit de saint Dominique, en 1215, la mission de défendre la foi chrétienne verbo et exemplo. Forte de sa foi en un Dieu créateur de toutes choses et manifesté en Jésus-Christ, la prédication dominicaine cherche à faire sortir la création du pessimisme dans lequel le mal et le malheur pourraient l’enfermer.
Héritier d’une tradition initiée par saint Dominique, Maître Eckhart ose donc affirmer dans son Sermon allemand 9 que « celui qui ne connaîtrait que les créatures, n’aurait plus besoin de méditer sur aucun sermon, car toute créature est pleine de Dieu et est à elle seule un livre ». Au XIVe siècle, à la lumière de la théologie chrétienne de la création, somme toute traditionnelle, la mystique rhénane est une participation de l’homme à l’œuvre créatrice de Dieu, au gré d’un regard bienveillant : « L’œil dans lequel je vois Dieu c’est l’œil même dans lequel Dieu me voit. Mon œil et l’œil de Dieu ne sont qu’un œil, un seul regard, une seule connaissance, un seul et même amour » (Sermon allemand 12).
Si, au XIVe siècle, Strasbourg est un foyer de la mystique rhénane, c’est essentiellement grâce à une rencontre. La rencontre de Maître Eckhart, un Maître en théologie de l’Université de Paris, avec une foule de religieuses, de béguines et de laïcs qui alors sont en recherche d’une authentique vie spirituelle. Maître Eckhart réside à Strasbourg, de 1313 à 1324, en qualité de Vicaire du Maître de l’Ordre Dominicain pour la Teutonie. Cette charge est à l’origine de la diffusion de sa doctrine spirituelle. En effet, la province dominicaine de Teutonie est un vaste territoire qui s’étend d’Anvers à Vienne en Autriche et dont Strasbourg représente le centre géographique. C’est donc à partir de Strasbourg que Maître Eckhart rayonne pour visiter les quarante-huit couvents des frères dominicains de Souabe, Alsace, Bavière et Brabant, mais aussi toutes les maisons des sœurs dominicaines et des béguines rattachées à l’Ordre dominicain.
C’est la rencontre avec une foule de religieuses, de béguines et de laïcs qui dès lors est à l\’origine de la vocation pastorale, spirituelle et mystique de Maître Eckhart. Loin de l’Université de Paris et de ses controverses théologiques, Maître Eckhart se lance dans une prédication en langue vernaculaire, le Moyen haut allemand, où l’expérience, la sienne propre, mais aussi celle de son auditoire, devient un chemin de connaissance de Dieu.
En fait, c’est à Strasbourg que Maître Eckhart, tel l’apôtre Paul, découvre son chemin de Damas. Dans le Sermon 71, le Lesemeister nous livre sa propre expérience. « Paul se releva de terre et, les yeux ouverts, nihil videbat. Cette parole que j’ai prononcée en latin, est écrite par saint Luc au sujet de saint Paul et signifie : « il vit le néant ». Quand Paul vit le néant, il vit Dieu. La lumière qu’est Dieu s’épanche et rend obscure toute lumière. Dans la lumière où Paul eut sa vision, dans cette lumière, il vit Dieu et rien d’autre. »
Pour prêcher aux moniales et aux béguines, et parler le langage qui est le leur, le maître en théologie de l’Université de Paris se familiarise avec la tradition mystique du XIIIe siècle. Il s’agit des poèmes de Hadewijch d’Anvers (œuvre entre 1220 et 1240), des ouvrages de Béatrice de Nazareth (vie 1200-1268), des lettres de Mechtilde de Magdebourg (vie 1207-1282), et surtout du Miroir des âmes simples anéanties de Marguerite Porète (œuvre 1290-1300).
Il s’opère chez Maître Eckhart un véritable déplacement de langage, du latin au Moyen-haut allemand, mais aussi du cadre théologique à l’expression poétique. Désormais, il utilise des expressions que la critique retrouve aujourd’hui chez Hadewijch d’Anvers et Béatrice de Nazareth : « l’abîme sans fond », « l’union sans différence », « l’étincelle de l’âme » et « le devenir par grâce ce que Dieu est par nature ». Au gré d’un emprunt, d’une consonance et plus sûrement encore d’une connivence, c’est ce déplacement de langage qui joue un rôle décisif dans la pensée et le cheminement spirituel de Maître Eckhart. Il est littéralement saisi par cet élan vers la connaissance de Dieu qui représente une synthèse de thèmes épars de la voie négative et de la théologie apophatique.
C’est dans la veine théologique de l’école de Cologne que Maître Eckhart retraduit cet élan mystique. À l’initiative du dominicain Albert le Grand (1193-1280), cette école se singularise dès le XIIIe siècle par la première traduction en latin des grands textes néoplatoniciens, dont ceux de Proclus par Guillaume de Moerbeke. Selon l’École dominicaine de Cologne, et les disciples de saint Albert, nourris de philosophie aristotélicienne, d’augustinisme et du néoplatonisme de Proclus, l’intellect est le lieu de la béatitude. Selon Maître Eckhart, l’union de l’homme à Dieu, est une démarche spéculative et apophatique, qui exige un dépouillement de toute forme intelligible pour atteindre « le fond sans fond » et connaître l’unique forme ou « morphe » de Dieu. C’est ce dépouillement, ou cet anéantissement, libre de tout intermédiaire et médiation, qui est en partie à l’origine des accusations d’hétérodoxie adressées contre Eckhart par ses propres frères dominicains.
La personne de Maître Eckhart et son œuvre n’ont jamais été formellement condamnées. Malgré la condamnation en date du 27 mars 1329, les manuscrits continuent à circuler et l’essence de sa prédication est soigneusement conservée grâce au pieux respect dont a bénéficié le frère dominicain Jean Tauler, l’un de ses plus fidèles disciples.
Si Strasbourg, demeure un foyer de la mystique rhénane tout au long du XIVe siècle, c’est grâce au plus fidèle disciple de Maître Eckhart. Considéré par ses contemporains comme un authentique Lebemeister, Jean Tauler n’a jamais cessé d\’être honoré. Du prédicateur strasbourgeois, nous conservons quatre-vingts sermons et de nombreux apocryphes. Cette œuvre, pieusement conservée par ses disciples, est un hommage à Maître Eckhart.
Cependant, en raison des suspicions suscitées par la condamnation de 1329, Jean Tauler ne cite qu’une seule fois le nom de son maître en prenant soin de l’associer à des auteurs d’autorité en matière de doctrine. Il s’agit du Sermon 53. « De cette noblesse intérieure, cachée dans le fond, beaucoup de docteurs ont parlé, anciens ou modernes : l’évêque Albert, Maître Dietrich, Maître Eckhart. L’un l’appelle « une étincelle de l’âme », un autre un fond ou une cime, un troisième un principe… Les maîtres qui ont parlé de cela ont poursuivi la connaissance de cette vérité par la pratique de leur vie, en même temps qu’avec leur intelligence. Ils l’ont vraiment expérimentée et ils l’ont reçue de grands saints et des docteurs de la sainte Église qui ont traité ce sujet. Même avant l’incarnation, beaucoup de docteurs ont parlé de cette noblesse Platon, Aristote, Proclus. »
En quelques mots, Jean Tauler résume tout le cheminement théologique et spirituel de Maître Eckhart. Enfin dans le Sermon 15, Jean Tauler répond à la formule de la Bulle de condamnation qui stigmatise celui qui a « voulu en savoir plus qu’il ne convenait ». « Un aimable maître nous a instruits (…) et vous ne l\’avez pas compris. Il parlait du point de vue de l’éternité, et vous l’avez entendu du point de vue du temps (…). Si je vous en ai trop dit, ce n’est certes pas trop pour Dieu. Mais je vous prie néanmoins de me pardonner: je veux bien corriger mes paroles ».
À l’égard de ses contemporains, Maître Eckhart est certainement allé bien au-delà d’une certaine convenance. Mais, selon l’expression de Tauler, « ce n’était certes pas trop pour Dieu ». Conscient de la disconvenance de toute parole humaine sur Dieu, il n’a pas craint d’aller jusqu’aux confins de la voie négative et de réinvestir la tradition de la théologie apophatique grâce à un nouveau langage. Jean Tauler ne s’y trompe pas. Et, fort de l’enseignement traditionnel qu’il a reçu au studium de Strasbourg, il ne craint pas de se laisser emporter par le langage de Maître Eckhart.
Inspiré des Moralia in Job de Grégoire le Grand, un best-seller de la littérature monastique au Moyen Âge, le Sermon 64 de Jean Tauler retrouve les accents et la dynamique du Sermon 71 de Maître Eckhart. Il s’agit d’un commentaire du Livre des Rois, lorsque Dieu, au milieu du feu, de l’ouragan et d’un tremblement de terre, apparaît au prophète Élie dans un silence tenu. « C’est lorsque Paul ne vit rien qu’il vit Dieu. C’est aussi la raison pour laquelle Élie tira le manteau sur ses yeux, quand vint le Seigneur. Ici tous les solides rochers sont brisés; tout ce sur quoi l’esprit pouvait se reposer doit être écarté. Et quand toutes ces formes ont disparu, alors dans un regard, l’homme reçoit la forme supérieure ; et voilà comme tu dois aller de l’avant (…). Il faut toujours pénétrer plus avant, s’élever d\’autant plus haut, qu’on descend toujours plus profondément et plus près de l’abîme inconnu et sans nom ; se perdre soi-même, au-dessus de tous les modes déterminés des images, des formes et de toutes les facultés, et se dépouiller pleinement de sa propre forme. Il ne reste plus alors, dans cet évanouissement total, qu’un fond qui se soutient essentiellement par soi-même, une essence, une vie, une transcendance… »
C’est l’épisode biblique le plus souvent cité par Jean Tauler. C’est certainement la signature d\’un événement fondateur : « un chemin de Damas ». Le « chemin de Damas» de Maître Eckhart, c’est un déplacement du langage. Le « chemin de Damas » de Jean Tauler, c’est une parole et la rencontre d\’une intériorité, quand tout chavire autour de soi. C’est la découverte de ce « fond sans fond » prêché par Eckhart, qui lui permet de vivre en dépit de toutes les catastrophes qui bouleversent sa vie et celle de ses contemporains. Car le XIVe siècle dans la vallée rhénane, c’est une sorte de chaos, où tout s’écroule, jusqu’à la médiation ecclésiale et sacramentelle. Mais c’est aussi le temps d’un véritable renaissance spirituelle, grâce essentiellement à Jean Tauler qui par sa prédication désigne ce lieu de la naissance de Dieu dans l’âme par laquelle tout homme est sauvé.
La mystique rhénane et les Amis de Dieu au XIVe siècle
Après la mort de Jean Tauler en 1361, ce sont ses plus fidèles disciples, Rulman Merswin et un groupe de laïcs, appelés les « Amis de Dieu » qui diffusent la mystique rhénane. Après avoir bénéficié de la direction spirituelle de Jean Tauler, Rulman Merswin (1307-1382) fonde avec l’aide de l’Ordre des Johannites la commanderie Saint-Jean sur le site de l’Île Verte, daz Grüne Woerth. Influencé par Jean de Ruusbroec (1293-1381), le solitaire de la forêt de Soignes à Groenendal, Ruhlman se consacre à une importante et étonnante œuvre littéraire. Selon Rulman Merswin, « les temps sont devenus si durs qu’il n’est un homme parfait, après renonciation, qui ne préférait – telles sont ses angoisses, telles sont ses souffrances dans le temps – être en dehors du temps qu’être dans le temps ».
Cependant dans le pessimisme ambiant de « l’automne du Moyen âge », Rulman ne prône pas une fuite du monde que la mystique rhénane a toujours dénoncée. Le disciple de Jean Tauler garde un regard bienveillant sur le monde, comme en témoigne son Livre des neufs rochers : « Si Dieu trouve un païen ou un Juif droit et honnête, que fait-il ? Par son amour, et son infinie miséricorde, comment ne lui viendrait-il pas en aide ? Pour Dieu, il existe maints chemins secrets pour ne pas laisser se perdre les hommes de bonne volonté qui l’aiment, et cela où qu’ils se trouvent sur la terre. Apprends qu’il n’existe quasiment pas d’hommes, humbles, craignant Dieu et croyant en Lui qui soient perdus pour la vie éternelle, en quelque lieu qu’ils vivent sur l’immensité de la terre. Dieu trouve toujours un moyen de les sauver. Mais sache aussi qu’en ces temps effroyables, beaucoup de chrétiens orgueilleux et injustes marchent sur la terre et témoignent bien peu d’amour en ce monde. Or, les œuvres qui sont faites sans amour ne comptent pas pour Dieu. »
La mystique rhénane, Martin Luther et les trois amis de la chartreuse de Cologne
Très largement diffusées en moyen haut-allemand par les Amis de Dieu, éditées par Martin Luther, puis traduites en latin par le chartreux Laurent Surius en 1548, les œuvres authentiques et parfois attribuées à Jean Tauler ont exercé une grande influence sur tout le XVIe siècle, tant dans les Royaumes de France et d’Espagne que dans le Saint-Empire. Tauler inspire tout autant les traditions luthériennes que catholiques, la Réforme que la Contre-Réforme.
La Théologie allemande, longtemps attribuée à Jean Tauler, est l’œuvre d’un anonyme, vraisemblablement un chevalier teutonique de Francfort qui en quelques pages a ressaisi l’essence de la mystique rhénane. Dans une introduction à la Théologie allemande qu’il a édité lui-même, Martin Luther loue Tauler et « sa foi nue en Dieu ». Par ailleurs, dans sa Lettre à Spalatin, du 6 mai 1517, il affirme qu’aucun théologien du passé n’a parlé aussi bien que Tauler, sauf saint Paul et saint Augustin (Œuvres, t. VIII, p. 16-17): « Je ne peux m’empêcher de ramener ma vieille marotte et je dis qu’après la Bible et saint Augustin, je n’ai rencontré aucun livre dans lequel j’ai appris davantage, et ne veux en apprendre davantage, sur ce que sont Dieu, le Christ, l’homme et toutes choses, que précisément ce petit livre. (…) Je t’envoie donc cette Théologie allemande. Mais je regretterais cet envoi si tu ne le lisais pas avec la plus grande attention. Je ne sais si Érasme avec toute sa science et son Jérôme tant vanté arriverait à écrire un tel ouvrage. Ce qui est certain, c’est qu’ils ne l’ont pas écrit. Confie-toi une fois encore à mon conseil, si tu as envie de lire la vieille et pure théologie en langue allemande, tâche d’entrer en possession du recueil des sermons de Johannes Tauler, le frère prêcheur. Car, ni en langue latine ni en langue allemande je n’ai trouvé la théologie sous une forme plus pure et plus salutaire, et qui fut à ce point conforme à l’Évangile. » Dès lors, c’est sous le sceau de cette appréciation de Martin Luther que Tauler inspire un bon nombre de théologiens et d’auteurs spirituels issus de la Réforme.
Du côté catholique, grâce à trois jeunes amis et hôtes de la Chartreuse Sainte-Barbe de Cologne, Nicolas Eschius (1507-1578), Pierre Canisius (1521-1597) et Laurent Surius (1523-1578), l’influence de Jean Tauler rencontre un nouvel essor. Héritiers des mystiques rhéno-flamands et de la Devotio moderna, ils ne cessent de réclamer une réforme de l’Église, de l’institution, des mœurs et de l’homme intérieur, à laquelle participe, selon eux, la fréquentation de l’œuvre de Jean Tauler, de Ruusbroec et Suso. À la veille de son entrée chez les Jésuites en 1543, Pierre de Hund, appelé Canis ou Canisius publie une compilation de traités mystiques qui sous le titre de Medulla animae rend accessible en langue latine non seulement Ruusbroec et Tauler mais aussi Eckhart. Pierre de Nimègue est le premier des traducteurs de Jean Tauler.
Son autorité, au sein de la compagnie de Jésus, sauvera l’œuvre de Jean Tauler, d’une interdiction de lecture suscitée non seulement par l’apologie luthérienne du corpus taulérien, mais aussi et surtout par la crainte du quiétisme. Dans cette crise, un réformé converti au catholicisme, le chartreux Laurent Surius, participe activement à la promotion et à la défense du corpus taulérien. À la Chartreuse de Cologne, qui est le centre de la diffusion de la grande mystique germanique de la fin du Moyen Âge, Surius traduit Jean Tauler en latin. Cette édition de Tauler en 1548 participe de la diffusion de la mystique rhénane en Espagne et en France.
Conjointement à ces deux traditions marquées du sceau de Martin Luther et de Pierre Canisius, se manifeste dès la seconde moitié du XVI° siècle, un véritable piétisme avant la lettre. Cette religiosité diffuse proclame les vertus d\’intériorisation, d\’édification, se méfie des subtilités théologique qui déchirent la chrétienté et s\’épanouit en une floraison de sermons, de livres de prières, de littérature pieuse qui se réfère explicitement à Jean Tauler. Cet essor participe d’un renouveau spirituel qui voit le jour au cœur de la crise qui oppose la Contre-Réforme à la Réforme.
À la suite du disciple du réformateur Schweckfeld, Valentin Weigel, profondément ému par la division et la pétrification des Églises, prône une aspiration spirituelle plus profonde où le piétisme conjugué à l’irénisme devient le chemin le plus immédiat et le plus sûr de l’homme vers Dieu. En 1564, à Wittenberg, Valentin Weigel (1533-1588), disciple de Schwekfeld, compose une synthèse mystique à partir d\’une réflexion sur les sermons taulériens et eckhartiens. Il prône une réforme de l’intériorité par un renouveau mystique de « l’Église de pierre » grâce à celui de « l’homme intérieur ». Parmi d’autres comme Neander ou Moller, Daniel Sudermann (1550-1631), disciple de Valentin Weigel participe activement à cet essor de la mystique rhénane. Nommé en 1585 maître d’études au Bruderhof, siège du chapitre canonial réformé de Strasbourg, il collectionne les manuscrits médiévaux, non seulement ceux de Bernard de Clairvaux, Hugues de Saint-Victor, Bonaventure, mais aussi ceux de Ruysbroeck, Eckhart, Suso, Gerson, Geiler de Kayserberg, et publie les apocryphes de Tauler, dont le Nachfolgung des Armen Lebens Christi à Francfort en 1621.
L’œuvre de ces hommes suscite alors une véritable de lignée de mystiques, poètes et théologiens qui depuis le 16° siècle se rattachent directement à Jean Tauler et Maître Eckhart et dont l’œuvre atteint un sommet comparable à celui de la mystique rhénane du 14° siècle.
Loin d’être circonscrit à la vallée rhénane, ce renouveau spirituel se développe dans deux provinces distinctes. Il s’agit de la Silésie et de la Hollande. Autrichienne depuis 1526, la Silésie devient une terre d’asile pour tous les réformés chassés de Leipzig, de Wittenberg et de Dresde: les philippistes, les schwenckfeldiens et les calvinistes. Uniformément réformées, les sept Provinces-Unies de Hollande accueillent presque tous les mystiques allemands. Ces deux terres sont propices à Jacob Boehme et Johannes Scheffler dit Angelus Silesius. C’est aux Pays-Bas qu’est éditée pour la première fois l’œuvre de Jacob Boehme (1575-1624), interdite de son vivant par les autorités luthériennes de Gortliz. Selon Jacob Boehme, dit le philosophe teutonique, et reconnu à juste titre comme le fondateur de la philosophie allemande, l’essence de Dieu demeure un secret inexprimable. Ce propos d’essence eckhartienne ne sera pas sans influencer Swedenborg (1688-1722) en qui Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826), le pasteur de Waldersbach, reconnaît un maître de vie.
Né dans une famille luthérienne de Breslau, en Silésie, Johannes Scheffler (1624-1677) découvre pour la première fois la pensée des mystiques rhénans lors de ses études de médecine à Strasbourg en 1643, mais aussi et surtout à Leyde entre 1643 et 1645, pendant les derniers soubresauts de la guerre de Trente Ans. Bouleversé par sa lecture des œuvres de Jean Tauler mais aussi des manuscrits de Maître Eckhart, chez qui il dit «trouver la vérité », Johannes Scheffler se convertit au catholicisme en 1653, reçoit le nom de Johannes Angelus et devient prêtre. Influencé par l’encyclopédie mystique du Jésuite Sandaeus, Angelus Silesius écrit le célèbre Pèlerin chérubinique dont les 1700 distiques et quatrains sont parmi les plus beaux de toute la poésie mystique du XVIIe siècle.
Si ses thèmes et son vocabulaire font de lui un lointain héritier des mystiques rhénans et flamands, la forme littéraire et les images des aphorismes sont bien ceux d’un poète baroque. Le point de départ et la visée mystique de Silesius est la connaissance de Dieu et l’expérience de l’union de l’âme avec Lui dans l’inexprimable unité de l’Un. Silesius utilise pour cela, la belle image de la naissance de Dieu dans l’âme, selon trois étapes purgative, illuminative et unitive systématisées par les apocryphes de Jean Tauler. La première consiste dans l’éloignement des créatures, des formes et des images du monde, dans l’abandon de soi et de sa volonté propre, et enfin dans le renoncement à Dieu même pour obéir au bon vouloir de Dieu : « Christ serait-il né mille fois à Bethléem, S’il n’est pas né en toi, c’est ta perte à jamais » (I, 61).
La mystique rhénane, la réforme du Carmel et le piétisme aux 16° et 17° siècle
À partir du XVIe siècle, et pendant tout le XVIIe siècle, la flamme mystique en général et la mystique rhénane en particulier embrasent toutes les sphères de la société. La mystique du Siècle d’or espagnol doit beaucoup à Tauler et Eckhart. C’est à Philippe II, roi d’Espagne, que le Chartreux Laurent Surius dédie sa traduction des œuvres de Tauler en 1548. Cet ouvrage rassemble les sermons, des apocryphes, le fameux Meisterbuch et même quelques sermons et traités d’Eckhart attribués à Tauler.
Traduit en espagnol, cet ouvrage a une grande influence sur la réforme carmélitaine. Les ouvrages de Thérèse d’Avila et de Jean de la Croix portent l’empreinte de la prédication taulérienne. On trouve chez Jean de la Croix l’expression « fond de l’âme » et la plupart des thèmes hérités d’Eckhart comme « l’abandon », la « désappropriation », l’âme nue, vide, pure et abstraite. Ce sont toutes ces expressions qui donnent sa force au propos de La vive flamme d’amour :« L’âme étant affranchie de toutes choses, étant arrivée à être vide et désappropriées d’elles, il est impossible que, quand elle fait sa part, Dieu manque de faire la sienne et qu’il manque de se communiquer à elle, au moins en secret et en silence. »
Il y a certainement une consonance de langage. Mais il y a plus encore, une connivence ou une communauté d’expérience. En effet, emprisonné à Tolède, Saint Jean de La Croix a subi l’opprobre et les suspicions dont Eckhart est l’objet au XIVe siècle. L’un est confondu avec la secte du Libre Esprit et l’autre avec les allumbrados, les « illuminés» traqués par l’Inquisition espagnole. Lors de l’établissement du Carmel en France au début du XVIIe siècle, à l’initiative du Cardinal de Bérulle (1575-1629), c’est toute l’École française de spiritualité qui est influencée par la mystique rhénane. Le «néant capable de Dieu » de Pierre de Bérulle trouve donc son origine dans la lecture des Sermons de Jean Tauler.
Héritier spirituel de la mystique rhénane et « patriarche du Piétisme », Philippe-Jacques Spener participe au renouveau de l’Église luthérienne au XVIIe siècle, en prêchant une réforme permanente de l’Église. Né à Ribeauvillé en 1635, Philippe-Jacques Spener se familiarise avec l’œuvre de Jean Tauler et découvre dans ses sermons le mystère de la «nouvelle naissance ». Promu docteur en théologie en 1664, il devient prédicateur à la cathédrale de Strasbourg avant de partir à Francfort-sur-le-Main. Persuadé que le vécu de l’expérience tient lieu de vérité, Spener déclare la supériorité de la morale et de la pratique sur certaines formes d’intellectualisme qui dessèchent la vie spirituelle. Dans les Pia desideria, parus en 1675, il esquisse le programme d’une réforme où la spiritualité de Jean Tauler occupe une place capitale. Selon l’inscription du monument de Ribeauvillé, Philippe-Jacques Spener « a ravivé en Allemagne l’esprit d’un christianisme éteint » et influencé le protestantisme luthérien de toute une partie de l’Europe du Nord.
À Leipzig, proche des milieux piétistes Jean-Sébastien Bach (1685-1750) lit et médite les Sermons. Cependant, il ne met pas directement l’oeuvre de Jean Tauler en musique. Néanmoins, la doctrine spirituelle des mystiques rhénans demeure chez lui une source d’inspiration qui marque en particulier les arias de ses Cantates et de ses Passions. Dans la création musicale, la mystique rhénane est une source d’inspiration, non seulement de l’art choral luthérien de l’âge baroque, mais aussi de la création contemporaine des XXe et XXe siècles.
À l’époque contemporaine, Pascal Dusapin (né en 1955), inspiré par le poème de Maître Eckhart compose Granum sinapis (1997), tandis que Stefano Gervasoni (né en 1962) met treize distiques d’Angelus Silesius en musique dans In-Dir (2003). Ces deux œuvres illustrent parfaitement l’appropriation par la création contemporaine de l’essence doctrinale des mystiques rhénans, lorsqu’à l’aune de l’abstraction eckhartienne elle renouvelle, dans leur forme et leur fond, la musique et le chant d’inspiration spirituelle et religieuse.
Enfin c’est grâce au piétisme réformé que Tauler et Eckhart pénètrent le romantisme et l’idéalisme allemand. Certains hymnes religieux de Novalis recèlent une véritable veine taulérienne. Les œuvres de Fichte, Schelling et Hegel ne sont pas totalement étrangères à certains grands thèmes de la mystique rhénane. Inattendue, l’œuvre peint de Caspar David Friedrich (1774-1840) relève de cette influence. Friedrich peint quand le monde littéraire, philosophique et religieux de la jeune Allemagne redécouvre ses racines rhénanes. Franz Pfeiffer, qui publie pour la première fois les écrits allemands de Maître Eckhart, écrit en 1845: « Les mystiques allemands sont les patriarches (Erzväter) de la spéculation allemande. Ils représentent les origines d’une philosophie allemande indépendante. Enfin, les principes sur lesquels se construisaient des systèmes devenus célèbres cinq siècles plus tard, se trouvent chez eux non seulement dans leur germe, mais en partie déjà dans leur totalité ».
Cette redécouverte de la mystique du Moyen Âge constitue un véritable «ressourcement». Il n’agit pas d’une découverte en soi, mais d\’une redécouverte des sources qui jusqu’à ce jour étaient connues grâce au développement de la théologie de l’Église luthérienne et à l’essor du piétisme. Caspar David Friedrich ne participe en rien à cette redécouverte. C’est un peintre, non pas un philosophe ni même un théologien. Mais élevé dans un cercle protestant proche du piétisme et introduit auprès des membres d’un des cercles littéraires de la jeune Allemagne, il demeure sensible, consciemment ou non, à la veine spirituelle de la mystique rhénane. En fait, le piétisme de Friedrich, initialement peu spéculatif, rentre en résonance au contact du discours philosophique allemand, de manière très naturelle, car l’un et l’autre ont une même origine.