
L’Alsacien Ernst Stadler (1883-1914) est avec l’Autrichien Georg Trakl (1887-1914) et l’Allemand Georg Heym (1887-1912) l’un des grands météores de la poésie expressionniste.
Né à Colmar, il fut avec René Schickele le cofondateur de la fameuse revue Der Stürmer. Comme son ami Charles Péguy mais sous l’uniforme allemand, il fut tué au tout début de la Grande Guerre, le 30 octobre 1914, près de Zandvoorde en Belgique. Rapatrié en Alsace par son ami Schickele, son corps repose au cimetière Saint-Louis-Robertsau.
Guillevic avait traduit des extraits de son grand recueil Der Aufbruch (Éditions Arfuyen, 1883), en collaboration ave Lucie Albertini et Gérard Pfister.
Philippe Abry a été le premier à traduire l’intégralité de ce livre. Cette traduction a été distinguée par le prix Nathan Katz du patrimoine 2013 et publiée par les Éditions Arfuyen, partenaires du Prix, sous le titre Le Départ (2014, cent ans après l’édition originale), avec une introduction et une postface de Charles Fichter ainsi qu’un poème liminaire d’Adrien Finck traduit par Michèle Finck (© Éditions Arfuyen, Paris-Orbey, 2014).
Myriam Fichter, élève au Conservatoire National d’Art Dramatique nous lit ici quatre poèmes. Parmi eux, le texte consacré aux deux statues de pierre de l’Église et de la Synagogue (qui ornent le portail sud de la cathédrale de Strasbourg) est certainement le plus émouvant.
GRATIA DIVINAE PIETATIS ADESTO SAVINAE DE PETRA DURA PER QUAM SUM FACTA FIGURA
Alte Inschrift am Straßburger Münster / Vieille inscription sur la cathédrale de Strasbourg
Zuletzt, da alles Werk verrichtet, meinen Gott zu loben, / Hat meine Hand die beiden Frauenbilder aus dem Stein gehoben. / Die eine aufgerichtet, frei und unerschrocken – / Ihr Blick ist Sieg, ihr Schreiten glänzt Frohlocken. / Zu zeigen, wie sie freudig über allem Erdenmühsal throne, / Gab ich ihr Kelch und Kreuzesfahne, und die Krone.
À la fin, une fois l’œuvre accomplie, pour louer mon Dieu, / Ma main a fait sortir ces deux femmes de la pierre. L’une se dresse, libre, rien ne l’effraie – / Son regard est victoire, son pas brille et exulte. / Pour montrer sa joie à trôner au-dessus des misères terrestres, / Je lui ai donné le calice, la bannière à la croix et la couronne.
Aber meine Seele, Schönheit ferner Kindertage und mein tief verstecktes Leben / Hab ich der Besiegten, der Verstoßenen gegeben. / Und was ich in mir trug an Stille, sanfter Trauer und demütigem Verlangen / Hab ich sehnsüchtig über ihren Kinderleib gehangen: / Die schlanken Hüften ausgebuchtet, die der lockre Gürtel hält, / Die Hügel ihrer Brüste zärtlich aus dem Linnen ausgewellt, / Ließ ihre Haare über Schultern hin wie einen blonden Regen fließen, / Liebkoste ihre Hände, die das alte Buch und den zerknickten Schaft umschließen, / Gab ihren schlaffen Armen die gebeugte Schwermut gelber Weizenfelder, die in Julisonne schwellen, / Dem Wandeln ihrer Füße die Musik von Orgeln, die an Sonntagen aus Kirchentüren quellen.
Mais mon âme, la beauté des jours lointains de l’enfance et le secret enfoui de ma vie, / Je les ai donnés à la vaincue, à la répudiée. / Et ce que je portais en moi de paix, de douce tristesse et d’humble désir / Je l’ai accroché avec nostalgie à son corps d’enfant : / L’échancrure de ses hanches élancées, qui maintient une ample ceinture, / Les collines de ses seins ondulant tendrement dans le lin, / J’ai laissé tomber ses cheveux sur ses épaules comme coulerait une pluie blonde, / J’ai cajolé ses mains qui entourent le vieux livre et la lance brisée, / Donné à ses bras pendants la mélancolie des champs de blé ondulant sous le soleil de juillet, / À la douceur de ses pas la musique de l’orgue qui le dimanche se déverse des portes des églises.
Die süßen Augen mußten eine Binde tragen, / Daß rührender durch dünne Seide wehe ihrer Wimpern Schlagen. / Und Lieblichkeit der Glieder, die ihr weiches Hemd erfüllt, / Hab ich mit Demut ganz und gar umhüllt, / Daß wunderbar in Gottes Brudernähe / Von Niedrigkeit umglänzt ihr reines Bildnis stehe.
Ces jolis yeux devaient porter un bandeau, / Plus touchant encore si ses cils venaient à battre sous une fine soie. / Et les charmes de ses membres qui remplissent la molle tunique, / Je les ai entièrement drapés d’humilité, / Pour que, nimbé de l’éclat de la bassesse, / Son pur portrait soit près du Dieu fraternel.
DER SPRUCH
Der Spruch / L’adage
In einem alten Buche stieß ich auf ein Wort, / Das traf mich wie ein Schlag und brennt durch meine Tage fort:
Dans un livre, je tombai sur une parole, / Elle m’a frappé telle la foudre et n’en finit pas de brûler mes jours :
Und wenn ich mich an trübe Lust vergebe, / Schein, Lug und Spiel zu mir anstatt des Wesens hebe, / Wenn ich gefällig mich mit raschem Sinn belüge, / Als wäre Dunkles klar, als wenn nicht Leben tausend wild verschlossne Tore trüge, / Und Worte wiederspreche, deren Weite nie ich ausgefühlt, / Und Dinge fasse, deren Sein mich niemals aufgewühlt, / Wenn mich willkommner Traum mit Sammethänden streicht, / Und Tag und Wirklichkeit von mir entweicht, / Der Welt entfremdet, fremd dem tiefsten Ich,
Quand je m’adonne à des plaisirs troubles, / quand au lieu de l’être, j’attire à moi l’apparence, le mensonge et le jeu, / Quand, servile, je m’illusionne d’un sens rapide, / Comme si l’obscurité était claire et que la vie ne contenait pas mille portes fermées, / Que je répète des paroles dont je n’ai jamais éprouvé la portée, / Que je me saisis d’objets dont l’éclat ne m’a jamais bouleversé, / Quand le songe bienvenu me caresse de ses mains de velours, / Que le jour et la réalité me fuient, / Étranger au monde, étranger au moi le plus profond,
Dann steht das Wort mir auf: Mensch, werde wesentlich!
C’est là que la parole se dresse face à moi : « Homme, deviens essentiel ! »
IN DER FRÜHE
In der Frühe
Die Silhouette deines Leibs steht in der Frühe dunkel vor dem trüben Licht / Der zugehangnen Jalousien. Ich fühl, im Bette liegend, hostiengleich mir zugewendet dein Gesicht.
Da du aus meinen Armen dich gelöst, hat dein geflüstert »Ich muß fort« nur an die fernsten Tore meines Traums gereicht – / Nun seh ich, wie durch Schleier, deine Hand, wie sie mit leichtem Griff das weiße Hemd die Brüste niederstreicht . . / Die Strümpfe . . nun den Rock . . das Haar gerafft. . schon bist du fremd, für Tag und Welt geschmückt. . / Ich öffne leis die Türe . . küsse dich . . du nickst, schon fern, ein Lebewohl . . und bist entrückt.
Ich höre, schon im Bette wieder, wie dein sachter Schritt im Treppenhaus verklingt, / Bin wieder im Gerüche deines Körpers eingesperrt, der aus den Kissen strömend warm in meine Sinne dringt. / Morgen wird heller. Vorhang bläht sich. Junger Wind und erste Sonne will herein. / Lärmen quillt auf . . Musik der Frühe . . sanft in Morgenträume eingesungen schlaf ich ein.
VORFRÜHLING
Vorfrühling / Avant-printemps
In dieser Märznacht trat ich spät aus meinem Haus. / Die Straßen waren aufgewühlt von Lenzgeruch und grünem Saatregen. / Winde schlugen an. Durch die verstörte Häusersenkung gieng ich weit hinaus / Bis zu dem unbedeckten Wall und spürte: meinem Herzen schwoll ein neuer Takt entgegen.
En cette nuit de mars, j’ai quitté ma maison bien tard. / Les rues étaient brassées par l’odeur printanière et une pluie verte de semis. / Les vents s’agitaient. À travers l’affaissement dérangé des maisons, je m’en suis allé bien loin, / Jusqu’au talus à découvert et j’ai senti : une nouvelle mesure venait enfler mon cœur.
In jedem Lufthauch war ein junges Werden ausgespannt. / Ich lauschte, wie die starken Wirbel mir im Blute rollten. / Schon dehnte sich bereitet Acker. In den Horizonten eingebrannt / War schon die Bläue hoher Morgenstunden, die ins Weite führen sollten.
Dans chaque souffle, un devenir neuf se tendait. / J’écoutais les tourbillons rouler dans mon sang. / Déjà s’étendaient les champs prêts pour les labours. Gravé à l’horizon / Le bleu du petit matin qui devait conduire à l’immensité
Die Schleusen knirschten. Abenteuer brach aus allen Fernen. / Überm Kanal, den junge Ausfahrtwinde wellten, wuchsen helle Bahnen, / In deren Licht ich trieb. Schicksal stand wartend in umwehten Sternen. / In meinem Herzen lag ein Stürmen wie von aufgerollten Fahnen.
Les écluses grinçaient, de toute part, l’aventure perçait. / Sur le canal ondulé par de jeunes vents en partance, de claires orbites croissaient, / Et je m’aventurais dans leur lumière. Le destin attendait dans des étoiles battues au vent. / Dans mon cœur, comme une tempête de drapeaux déroulés.