
Le Prix Nathan Katz du patrimoine 2023 rend hommage à OTTO FLAKE (1880-1863), dont les souvenirs publiés sous le titre Es wird Abend constituent le témoignage le plus riche et le plus émouvant sur l’effervescence de la vie culturelle de l’Alsace à l’aube du XXe siècle. La traduction de ce document unique en son genre sera publiée aux Éditions Arfuyen, partenaires du Prix, en avril 2023.
Otto FLAKE, Scènes d’une vie de bohème. Une jeunesse à Colmar et Strasbourg (1880-1914). Traduit de l’allemand et présenté par Marine El Hahji et Régis Quatresous avec la collaboration de Pierre Deshusses. Collection Les Vies imaginaires n° 17. 312 pages. ISBN 978-2-845-90347-0
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Né à Metz, Otto Flake a suivi sa scolarité à Colmar et ses études universitaires à Strasbourg. Il a été avec ses amis Schickele et Stadler l’un des principaux acteurs de l’extraordinaire effervescence qui a fait de Strasbourg, en ces années-là, une véritable capitale culturelle, trait d’union entre Paris et Berlin.
C’est en 1960 qu’a paru chez Fischer son autobiographie. Avec le talent d’un romancier et nouvelliste émérite, il y livre une chronique aussi savoureuse que précise de cette vie de bohème, faisant reparaître tout un monde brillant et attachant aujourd’hui enfoui, équivalent strasbourgeois de ce Monde d’hier où Stefan Zweig évoque la Vienne de sa jeunesse.
Paris, Berlin : deux capitales dont on sait l’intense créativité et la vie débridée dans les années 1900. Dotée sous la domination wilhelmienne d’institutions culturelles de tout premier ordre mais animée encore, malgré les longues années d’annexion, d’un fort tropisme pour la France, Strasbourg est aussi en première ligne pour secouer les habitudes du vieux monde et inaugurer un art nouveau. Peintres, musiciens, écrivains, s’y mêlent. Expositions, revues et cabarets y fleurissent.
Créée par Flake, Schichele et Stadler, la revue Der Stürmer est le porte-drapeau de cette extraordinaire «renaissance » : « Le cercle du Stürmer, se souvient Flake, s’est constitué à toute vitesse, de façon tout à fait explosive. […] Tous les lieux où nous nous retrouvions prirent alors des allures de Quartier latin. »
Cette bohème qu’il aura connue dans ces années exceptionnelles, il s’efforcera de la restituer, un demi-siècle plus tard avec une nostalgie digne d’un d’un vieux soixante-huitard : « Tous les lieux où nous nous retrouvions, se souvient-il, prenaient alors des allures de Quartier latin. » De la même admirable manière que Stefan Zweig dans Le Monde d’hier, il nous en fait revivre, avec un magnifique talent de conteur et de portraitiste, toute l’espérance et la ferveur.
« Je portais en moi, écrit Flake, une révolte innée contre la subordination et les mots d’ordre collectifs et je compris très jeune, dès mes dix ans, ce qui était en train de se former chez les fonctionnaires et les soldats, cet homme des masses des décennies à venir. » Et à la dernière phrase de ces Scènes d’une vie de bohème, c’est clairement avec le sentiment de la fin d’un monde qu’il évoque le suicide de son ami Poppenberg en 1915: « Lorsque la guerre éclata, il sut que l’ère du culte de la beauté touchait à sa fin, que celle de la barbarie commençait. »
Pour sa part, Otto Flake a dû quitter cette Alsace-Moselle où il était né et avait vécu tous les enthousiasmes de sa jeunesse. Il a vécu ce départ comme un exil et un déchirement dont il n’est jamais vraiment remis : « Le jour de mon anniversaire, notera-t-il bien des années après, le présentateur de la radio strasbourgeoise m’avait qualifié d’Ahasvérus blond, quelqu’un qu’on avait chassé d’Alsace et qui ne trouvait pas sa place outre-Rhin. Cette épithète était sans agrément, mais elle marquait un point – où étais-je chez moi ? »
Ernst Stadler était mort sous les armes dans les premières semaines de la Grande Guerre. René Schickele avait trouvé son refuge à Badenweiler, juste de l’autre côté du Rhin. C’est à Baden-Baden, à deux pas de Strasbourg, que Flake organisera sa vie. C’est là qu’il est mort et repose. « Après la perte de l’Alsace, écrit-il à la fin de son autobiographie, Baden était devenu ma Heimat – c’est ici que j’étais chez moi désormais. »