2004 : Aimée Bleikasten

BLEIKASTEN

Aimée Bleikasten a été la première Lauréate de la Bourse de Traduction Nathan Katz. La Bourse de Traduction lui a été remise en mars 2005 dans le cadre de la préfiguration des Rencontres Européennes de Littérature à Strasbourg. Cette traduction a été publiée en deux volumes  bilingues aux Éditions Arfuyen, partenaires du Prix :

Jean Hans ARP, Sable de lune (Mondsand), traduit de l’allemand et présenté par Aimée Bleikasten. Bilingue allemand-français. Collection Neige n° 9. ISBN 978-2-845-90062-2

Jean Hans ARP, La Grande Fête sans fin (das große endlose fest), poèmes, traduit de l’allemand et présenté par Aimée Bleikasten. Bilingue allemand-français). Collection Neige n° 28. ISBN 978-2-845-901940

Aimée Bleikasten est née à Strasbourg en 1930. Elle y est décédée en 2016. Elle a fait des études d’allemand, de philosophie, de psychologie et d’histoire de l’art à Dijon, Tübingen (Allemagne), Bâle (Suisse) et Paris-Sorbonne.

Elle était agrégée d’allemand et professeur émérite à l’Université Marc Bloch de Strasbourg. On lui doit de nombreux travaux sur le lyrisme et l’art allemands du XXe siècle.

Aimée Bleikasten s’est spécialisée dans l’étude de l’œuvre de Jean Hans Arp. On lui doit l’établissement de sa biographie et de la bibliographie complète de son œuvre (Londres, 1981 et 1983).

Elle a été membre du bureau et du conseil d’administration de la Fondation Arp de Clamart à sa création. Elle est responsable des archives littéraires et de l’édition complète de ses écrits, sur lesquels elle a travaillé en collaboration avec Madame Marguerite Arp-Hagenbach.

Elle était présidente de l’Association Jean Hans Arp de Strasbourg dont le but est la promotion de l’œuvre du poète et plasticien et de l’art moderne et contemporain.

Aimée Bleikasten a donné des traductions des poèmes de Jean Hans Arp dans des revues, catalogues et un recueil bilingue (Logbuch, Arfuyen, 1983).

Elle a publié de nombreux articles de recherche sur l’œuvre de Jean Hans Arp en France, en Allemagne, en Suisse et aux états-Unis et produit plusieurs films documentaires. Elle a également traduit des poèmes allemands de Maxime Alexandre, publiés aux Éditions bf.

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EXTRAITS DE LA PRÉFACE D’AIMÉE BLEIKASTEN À SA TRADUCTION DE SABLE DE LUNE, DE JEAN HANS ARP, DANS LE CADRE DU PRIX NATHAN KATZ 

L’œuvre poétique de Jean  Hans Arp s’est épanouie sans tarir en allemand et en français, et sans qu’il y eût jamais choix délibéré d’une langue au détriment de l’autre. Choix que d’autres poètes d’origine alsacienne comme René Schickele ou Maxime Alexandre se sont sentis obligés de faire dans le déchirement, surtout après la prise de pouvoir d’Hitler en Allemagne.

Les premiers recueils de poèmes allemands d’Arp, Die Wolkenpumpe, Der Vogel Selbdritt et Der Pyramidenrock, ont été publiés à partir de 1920 et sont très marqués par l’expérience du dadaïsme de Zurich. Mais dès 1925, Arp écrit aussi des poèmes directement en français. Le premier recueil de poèmes français Des Taches dans le vide parut en 1937.

Ensuite des recueils seront publiés régulièrement de part et d’autre du Rhin. On compte une vingtaine de recueils allemands jusqu’en 1965 repris dans Gesammelte Gedichte I, II et III de 1963 à 1984, et une dizaine de recueils français et de nombreuses parutions dans des revues et des catalogues qui seront réunis dans le gros volume d’œuvres complètes de Jours effeuillés en 1966, année de la mort du poète.

LES TRADUCTIONS

On pourrait penser que les poèmes des recueils français sont des adaptations par l’auteur de ses textes allemands. Chez Arp ce n’est que très rarement le cas. Il semble que pendant toute sa vie il ait travaillé avec les mots de ses deux langues, comme il le faisait en tant que plasticien avec les bois de ses reliefs, les fragments de ses papiers découpés ou déchirés et le plâtre de ses sculptures.

Ainsi que les formes naissent sous ses doigts, fruits du hasard et de l’imagination créatrice du sculpteur, les poèmes jaillissent directement en allemand ou en français, dans le rythme et le génie propres à chaque langue. Parfois quelques mots d’allemand ou d’alsacien se glissent malicieusement dans les poèmes français et inversement. Mais ces mélanges ludiques sont très rares.

Tous les poèmes allemands d’Arp ne sont malheureusement pas encore accessibles au public francophone. Après les quelques adaptations françaises d’extraits de Die Wolkenpumpe par Aragon, Breton et Tzara , il y eut la collaboration d’Arp avec Alain Gheerbrand pour Le Siège de l’air en 1946, et avec Marcel Jean et Robert Valançais pour l’adaptation de certains textes datant d’avant 1925 pour Jours effeuillés.

En 1965 Maxime Alexandre traduisit, également en collaboration avec l’auteur, les textes de Sinnende Flammen pour le recueil L’Ange et la Rose. Il fallut attendre l’initiative de Gérard Pfister pour que je me risque à mon tour, malheureusement sans la précieuse collaboration de l’auteur, à la traduction du recueil Logbuch des Traumkapitäns et du poème Krambol. Cette traduction parut en 1983 sous le titre Logbuch chez Arfuyen.

C’est grâce au Prix Nathan Katz du patrimoine attribué à Arp que je me suis remise à traduire des poèmes réunis dans Gesammelte Gedichte III dont j’ai assuré l’édition allemande en 1984. Cette nouvelle édition bilingue, en deux volumes, permettra au public français de découvrir de nombreux poèmes écrits ou modifiés entre 1957 et 1966. Le premier de ces deux volumes est présenté sous le titre Sable de lune ; le second paraîtra sous le titre La Grande fête sans fin.

LE MONDE DU SOUVENIR ET DU RÊVE

Les poèmes allemands des dernières années d’Arp ont été écrits après la Seconde Guerre mondiale dans un climat de désolation et de tristesse mais où commençaient pourtant à poindre quelques lueurs d’espoir.

Sophie, sa compagne des bons et des mauvais jours, était morte tragiquement en janvier 1943, alors que tous deux, après s’être réfugiés en Provence, faisaient un dernier séjour en Suisse, avant de regagner les états-Unis comme la plupart de leurs amis surréalistes.

Le monde du souvenir et du rêve est le titre d’un beau texte de prose écrit en français en 1947 pour le catalogue Le Surréalisme de l’Exposition internationale du Surréalisme à Paris et traduit en allemand Die Welt der Erinnerung und des Traumes pour la monographie trilingue On My Way publiée à New York en 1948. Ce titre résume de manière juste et poétique le monde dans lequel baigne l’essentiel de la création arpienne des quinze dernières années, avant que la mort lui impose, à lui aussi, le « silence » dont Sophie avait déjà « dessiné les contours » (JE, 280).

Publiés en 1960 dans le recueil Zweiklang, les poèmes « Sophie » et « Kreismärchen » font partie de ces poèmes élégiaques que Jean Arp n’a cessé d’écrire en souvenir de sa femme. Il y évoque inlassablement la figure lumineuse de la grande artiste que fut Sophie Taeuber.

À la même époque, Arp écrivit les poèmes de Mondsand dédiés à Marguerite Hagenbach qu’il épousa en secondes noces, à soixante-treize ans, en 1959, seize ans après la mort de Sophie.

J’ai bien connu Marguerite Arp, avec laquelle j’ai eu le privilège de travailler sur les textes d’Arp. Sa place auprès du poète était tout autre que celle qu’avait occupée Sophie Taeuber. Elle n’était pas artiste elle-même, mais avait été très jeune une collectionneuse d’art abstrait. Pour cette raison Sophie Taeuber l’intéressait d’ailleurs plus que Arp. Elle avait rencontré le couple Arp en 1932 chez des voisins, les grands collectionneurs bâlois Muller-Widmann. « Je ne me souviens pas avoir vu la moindre sculpture ou le moindre relief d’Arp à cette réception. J’avais en revanche déjà lu beaucoup de ses poèmes », confie-t-elle bien plus tard.

Amie du couple depuis 1935, elle fit partie des collectionneurs suisses qui aidèrent les Arp quand ils étaient réfugiés à Grasse. Après la mort accidentelle de Sophie, à la fin de la guerre, Arp était retourné à Meudon. Dans la solitude de son deuil et désemparé devant les multiples tâches à accomplir, il téléphona à Marguerite Hagenbach de venir à Clamart. C’est ainsi que, pendant des années, elle se dévoua sans compter, prépara les expositions de Sophie et de Jean Arp, s’occupa de sa correspondance avec les collectionneurs, les galeries d’art, les musées et les éditeurs.

Il lui dictait aussi régulièrement ses poèmes en allemand ou en français, car elle savait parfaitement ces deux langues et aussi quelques autres. Elle fut la compagne et la collaboratrice attentive des vingt dernières années d’Arp, celles où, après tant de combats et de privations, son art était enfin reconnu.

Après l’attribution du prestigieux prix international de sculpture de la Biennale de Venise en 1954, il avait accédé à la notoriété internationale, pouvait vivre enfin sans soucis d’argent et se consacrer librement à la création plastique, et, plus que jamais, à sa poésie, à ses « rêves de mots et de nuages ».

Grâce au rêve il s’évade de plus en plus d’un monde matérialiste dont il perçoit la menace. Wortträume und schwarze Sterne (1957) est le recueil dans lequel commence à s’exprimer son pessimisme devant l’avenir du monde moderne, celui des «Lärmmenschen / Bombenköche / Maschinenbeischläfer / Zentauren halb Mensch halb Maschine » (Faiseurs de bruit / cuisiniers de bombes / concubins de machines / centaures mi-hommes mi-machines).

Pour lui le « monde du souvenir et du rêve » devient un refuge. Par ses poèmes il s’échappe dans les espaces interstellaires et y gravite avec la lune et les étoiles. Les sphères célestes deviennent peu à peu le seul monde où il se sente encore à l’aise. […]

ICI-BAS ET AU-DELÀ

L’appel de l’infini est de plus en plus insistant dans ces récits pleins de pirouettes, d’ascensions et de chutes vertigineuses. Mais la nature, l’une des fées bienveillantes de sa naissance, reste présente. Les prés, les arbres, les forêts où s’agitent des êtres fabuleux sont les décors vivants de ses poèmes. Les jardins et fleurs de rêves s’y épanouissent sans mièvrerie. Arp n’oublie pas non plus les humbles objets de la vie quotidienne, les tables, les chaises, les lits parmi lesquels il continuera à faire jouer et danser ses malicieuses inventions verbales parfois si difficiles à rendre en traduction.

Dans une interview de 1956 il semble commenter la poésie qu’il compose à la même période : « De l’inexplicable, du divin, du fait que je me réveille, que je bouge, agis, pense, que je vis, naît la poésie, le dessin, la sculpture, l’écriture, les lignes, les plans, le choix des couleurs, des formes, des fleurs, des pierres, le choix des fragments de pierres, d’un regard, d’une démarche, d’une silhouette, d’une figure humaine, d’une figure de nuage … Mon travail est lié au rêve du jour sans mépriser pour cela la matière » (JE, 445).

Si après la lecture de ces poèmes, on voulait définir plus précisément l’originalité d’Arp par rapport à la poésie de son temps, il faudrait sans doute partir de son refus des grandes orgues de la rhétorique, fut-ce une rhétorique libérée et rénovée comme celle d’un Breton ou d’un Aragon. Arp n’est pas un poète d’accès facile, il s’en faut, mais il y a incontestablement chez lui un parti pris de simplicité, quelque chose d’opiniâtrement enfantin qui n’est rien moins que de la naïveté et qui l’a protégé toute sa vie contre les tentations de l’imposture et de la grandiloquence.

Simplicité du geste, simplicité du dire. Sa poésie dit la table et le nuage, le voilier et la forêt, l’ange et la rose. Elle nomme et conte sans décrire ni expliquer, et lorsqu’elle se fait lyrique, c’est à fleur de mots, avec une narquoise pudeur. Rien qui pèse ou qui pose. Dans la simplicité Arp trouve sa force, sa liberté et presque sa morale : elle sauve ce joueur invétéré de la vanité de la comédie.

Cette simplicité n’est pas sans inquiétude. Sans cesse Arp se pose des questions. Dès les poèmes de jeunesse les interrogations abondent, mais elles deviennent quasi obsessionnelles dans les poèmes que nous présentons ici. Ce sont des questions sur Dieu, sur le monde, sur l’homme et son destin, sur la mort enfin, cette mort dont le poète sent l’approche. « Warum sind alle im Wartesaal / mäuschenstill ? » (Pourquoi sont-ils tous dans la salle d’attente / sans piper mot ?). Tous attendent en silence, ils semblent attendre la mort comme on attend le train dans une gare.

Cette conscience permanente de la mort tapie dans l’ombre, et qui a toujours le dernier mot, est indissociable de l’humour arpien qui, sans être nécessairement noir, n’est jamais très éloigné du « Galgenhumor » et a donc presque toujours partie liée avec le funèbre. Plus tard il écrira avec une sagesse désabusée : « L’humour / c’est l’eau de l’eau-delà / mêlée au vin d’ici-bas » (JE, 362).

Pour lui, l’humour est aussi, comme l’ironie romantique, un moyen d’échapper à une désespérante réalité en faisant entrer le rêve dans la vie, en acceptant l’absurde comme vivant. En 1960 il confie à Jean Clay : « Voyez-vous, enfant j’avais peur de la mort. La mort à recevoir, la mort à donner. L’idée même de vieillir ma paraissait intolérable. Et puis voilà: j’y suis. J’ai soixante-treize ans, serein, apaisé, certain d’avoir approché une certaine vérité. J’aimerais vous faire ressentir le bonheur d’un homme enfin parvenu à son unité personnelle, et qui n’aspire plus aujourd’hui qu’à chanter du mieux qu’il peut et jusqu’à son dernier souffle l’harmonie de la création… »

C’est ce qu’il fit pour notre bonheur de lecteur jusque dans Ewige Traumblumen (Éternelles fleurs de rêve, GG III, 257) l’un de ses derniers poèmes composé en juin 1966 qui se termine ainsi :

toren                   les fous
und                      et
tote                      les morts
bleiben immer   restent toujours
jung                    jeunes
wie die               comme les
ewigen               éternelles
traumblumen   fleurs de rêve

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