Jean-François Eynard a été le troisième lauréat de la Bourse de Traduction Nathan Katz. La Bourse de Traduction lui a été remise en mars 2007 dans le cadre des Rencontres Européennes de Littérature à Strasbourg. Ses traductions ont été publiées en édition bilingue aux Éditions Arfuyen, partenaires du Prix :
Alfred KERN, La Lumière de la terre (Das Licht der Erde), poèmes, traduit de l’allemand et présenté par Jean-François Eynard. Bilingue allemand-français. Collection Neige n° 19. ISBN 978-2-845-90103-2
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Jean-François Eynard est né à Angers le 17 octobre 1943. Les années d’enfance et d’adolescence se passent à Nantes, Beauvais et Nice, au gré des affectations de son père, ingénieur du génie rural.
Ses études de lettres modernes à Aix en Provence et Nice, le mènent en 1967 à un diplôme d’études supérieures. Coopérant au service culturel de l’ambassade de France à Berne en 1969, il rejoint ensuite la fonction publique, dans laquelle il occupera divers postes d’administration centrale à Paris, notamment au ministère de la Culture, avant d’entrer par concours à la Caisse des Dépôts et Consignations.
Depuis plusieurs années il partage son temps entre Paris et Munich où il peut satisfaire ses deux passions pour la musique et pour la littérature.
Il s’est intéressé en particulier à la poésie allemande, de Hölderlin à Paul Celan en passant par les expressionnistes. Il a entrepris au début des années 1980 de donner une traduction française d’un choix de poèmes de Georg Heym (1887-1912), l’un des écrivains majeurs de l’expressionnisme allemand.
Ces traductions, complétées de fragments de son Journal et d’un texte d’Ernst Stadler paru quelques mois après la mort accidentelle du poète dans les Cahiers alsaciens (n° 3), ont été publiées en 1987 sous le titre La Ville de souffrance.
Les propres textes de Jean-François Eynard ont été publiés dans des revues poétiques, tant en France – dans la revue Nu(e) – qu’en Allemagne – dans la revue Muschelhaufen – où ils ont été traduits.
Il a reçu la Bourse de traduction du Prix Nathan Katz du patrimoine 2006 pour sa traduction de La Lumière de terre de Alfred Kern.
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DISCOURS DE RÉCEPTION
DE LA BOURSE DE TRADUCTION NATHAN KATZ
PRONONCÉ PAR JEAN-FRANÇOIS EYNARD LE 16 MARS 2007 À STRASBOURG
La Lumière de la terre, qui rassemble les poèmes écrits par Alfred Kern en langue allemande, s´inscrit dans le prolongement du Carnet blanc, publié par les Éditions Arfuyen un an après sa mort.
Comme le Carnet Blanc, ces poèmes allemands proviennent de l´importante somme de textes dactylographiés et corrigés à la main que le poète avait accumulés dans sa demeure d’Haslach au-dessus de Munster tout au long des années et qu´il confia à son voisin et ami Gérard Pfister à la veille de son hospitalisation.
Dans les tous derniers jours de sa vie à la clinique Saint-Joseph de Colmar, Alfred Kern avait pu lire encore les premiers états du Carnet blanc. S´il n´a pu en être de même des poèmes allemands, leur principe comme leur contenu se sont imposés avec une assez grande évidence.
Dans la masse des inédits laissés par Alfred Kern, tous écrits en français, figure en effet une quarantaine de poèmes composés dans sa langue maternelle , au sens strict du mot, l’allemand. Peu nombreux , ces textes constituent un élément central de son travail littéraire , auquel il était particulièrement attaché même s´il hésitait à en parler.
C´est pourquoi il a semblé intéressant d´en présenter une édition bilingue quasi exhaustive, ne laissant de côté que ceux qui étaient demeurés à l’état d’ébauches ou ne représentaient que des variantes.
Dans Le Carnet blanc Alfred Kern nous éclaire sur les raisons de son entrée en poésie dans la dernière pérode de sa vie : « À défaut d’autobiographie prévoyante, raisonnée, je me suis tourné vers la littérature pour retenir au peigne fin quelques résidus, éléments d’ordre , quelques valences libres , restées en suspens comme le poil de la bête, la peau, le parchemin ou cette chevelure d´ange musicalement présente, apportée, maintenue, qui se confond, respirée, respiration, accent de vérité…. »
Étrangement, ce n’est qu’en 1989 avec la parution de Gel et Feu aux Éditions Arfuyen, que l’on commence à découvrir son œuvre poétique. Vingt-cinq années ont passé depuis la sortie de son dernier roman Le Viol (Gallimard 1964). Une profonde coupure s´est faite dans sa vie, dont seule l´écriture poétique, à sa manière allusive et symbolique, peut rendre compte. C’est ainsi, sans doute, qu´il faut comprendre cette pudique confidence du Carnet blanc : « Notre vocation tardive,la passion, le désir encore vif, de sauver en quelques secondes le sens d’une vie). »
Dans chacun des ouvrages qui témoignent, durant les dernières années de son existence, de cette sorte de « vita nuova » à laquelle il a accédé, Alfred Kern offre une place centrale à l’expérience du paysage, paysage de l’enfance, répertoire de sensations, mais plus encore icône charnelle et mystérieuse d´un destin d´homme.
À chaque instant, à chaque rencontre avec le paysage, il est clair qu’il s’agit de bien plus que de littérature , mais de présence. Il en va de sa survie même : « l’envie de sauver par la langue l’émotion qui me relie au paysage, au lieu qui sera peut-être mon lieu de survie et de mort.
Le titre même de son dernier recueil en français, Le Carnet blanc, manifeste toute l’ambiguïté de ce projet d´écriture qui cherche dans l´effacement son plus pur accomplissement et dans le silence son seul avènement. À chaque page du Carnet blanc, ce qui cherche à se dire, et dans sa violence et sa nudité nous étreint le cœur, ce n´est rien d´autre que la pure, l´ineffable « surprise d´exister ».
Comme si la perspective d’une fin prochaine, méditée par l´esprit, mûrie par tout le corps, était le moyen de donner enfin au sentiment de la présence une acuité, une intensité jamais éprouvées avec une pareille puissance, extatique et douloureuse. Comment garder trace d’une pareille expérience, spirituelle autant que sensorielle, anéantissante autant que vivifiante, jouissive et désespérée ? Et à quoi bon en garder trace, puisqu’il n’est d’autre possibilité que d’en faire chacun pour soi l’expérience, chacun pour soi, dans sa chair et sa pensée ? S’il faut consentir à des notes, ce ne peut être que comme un mémorial : quelques mots elliptiques pour suggérer a minima matières, couleurs, tracés, et, fondu lui-même dans le paysage, le travail d’approche et d’évidement du regard :
le bouleau svelte
la fine dentelure
du regard
l’œil tendre caressant
tu survoles la lumière
comme le chant lointain
de l’horizon
la douce ligne des crêtes
le relevé d’une ombre
le voluptueux pastel des Vosges
le pays, le paysage
de ta mort
Une contemplation qui ne semble si sereine que de n´avoir plus ni objet , ni sujet , le paysage en ce soudain avènement accédant à lui-même, dans une parfaite et jubilante vacuité :
tu écartes la vie des autres
ta vie propre déjà détachée
comme si l’ampleur d’espace
avait confondu
nocturnes solaires
la pincée d’espoir
et le rebord fugace.
C’est de ce même paradoxal avènement que portent témoignage les poèmes en langue allemande, mais de manière, semble-t-il , plus pressante encore . Comme si l’intimité de la langue maternelle lui permettait de se libérer mieux encore du carcan du langage pour ne laisser entendre qu’une pure musique de l´âme. Si ces textes en allemand sont la plupart contemporains du Carnet blanc rédigé en français, il est fascinant de voir , d’une langue à l’autre , l’unité profonde de la démarche et les nuances que chacune des langues introduit. Tel poème vient en allemand , tel autre en français, mais jamais le poète n´éprouve le besoin de le traduire . Chaque langue comporte ses accents et ses timbres particuliers qui la rendent plus réceptive à telle image ou à telle émotion .
La singularité des textes allemands tient surtout à ceci : les poèmes se prolongent d´eux-mêmes comme matière en fusion ordinatrice de sa propre révélation : animé d´un seul et même mouvement, le poème traverse les règnes les plus divers : terre feu et air , le minéral et l’organique , l’érotique et le spirituel, les paysages des Vosges et leur climat , le poète et sa parole, le tout emporté par la scansion d´un même souffle , par l’avidité du regard balançant sans cesse entre proche et lointain :
geronnen
die alte Glut
verstockt der Glaube
am Zweig de Erinnerung
dein Aussen
verzahnt am Geschlecht
oder gehoben
wie die Stirn
am Auge der Lichtung
dein Hohlraum am Himmel
unten am Rand der Berge
indurée
la braise ancienne
endurcie la foi
au rameau de mémoire
ton enveloppe
à sa souche rivée
ou levée
tel le front
à l’œil de la clairière
ta trouée au ciel
en bas au bord de la montagne
Ainsi le poème est un arc tendu entre le feu intérieur et la lumière des étoiles :
die innere Glut
das kalte Licht der Sterne
am blauen Samt der Nacht
schlummern deine Gedanken.
le feu intérieur
la lumière froide des étoiles
sur le velours bleu de la nuit
somnolent tes pensées
Et il suffit d’un simple mouvement de langue en deçà même de la parole pour revenir aux origines de l’univers, vers la constellation des « pas encore nés » :
dein Ein und Aus
der Zunge
Luft und Sprache
der Atem baut dir
im Sternbild
der noch Ungeborenen
ton va-et-vient
de la langue
air et parole
le souffle t’érige
dans la constellation
des pas encore nées
La parole du poète aux confins de l´organique et du spirituel ne dure que l’espace d’un envol et d’un anéantissement :
das Ausgreifen der Tage
ihre blaue Gunst
die Stille oder das Verwesen
am grauen Flugplatz der Erde
la portée des jours
leur faveur bleutée
le silence et la décomposition
sur la plage d’envol grise de la terre
Les mots s’amenuisent, le rythme se tend, le poème s’envole dans un impensable suspens. Et nombreux sont parmi les textes allemands les poèmes auxquels l´extrême concision et la force d’évidence confère une intensité dramatique que renforcent naturellement les staccatos et les ruptures de la versification allemande ; ainsi dans «Lautloser Schrei » : Cri muet
Zerhackt geschaufelt
Übergekippt
Der erlebte Tag
Ein hohes Licht
Als käme alles
Von oben
haché pelleté
chaviré
le jour vécu
une lumière haute
comme si tout venait
du haut
Parfois l´acuité du trait est telle que le poète atteint la précision clinique d’un expressionniste comme Gottfried Benn :
Das Ich und das Du
Im gespreizten Hirn
Fortwährend dort
Wo der Boden spricht
Le Moi et le Toi
à cerveau ouvert
continuant là
où le sol pare
Ici le regard découpe un cadrage cruel : le corps est prêt pour l’autopsie. Et il arrive souvent que l’impression vécue soit rendue dans une combinaison nouvelle : ainsi ce passage où le sexe de la femme appelle une métaphore géographique :
Die weibliche Gestalt
Ihre Sehnsucht
Der Geruch der Genuss
Der Geschmack
Der Erde
An der Mündung des Geschlechts
Ihre Wollllust
Der helle Laut
Am Riss der Zeit
Eine Freude
la forme féminine
sa nostalgie
l’odeur la jouissance
le goût
de la terre
à l’estuaire du sexe
sa volupté
le son clair
à la rupture du temps
une joie
Il arrive même que le poète emporté par le génie de sa langue maternelle se laisse aller à des inventions verbales en allemand. Ainsi, pour accuser la violence des états antithétiques qu’il traverse, Alfred Kern n’hésite pas à faire précéder le mot à connotation positive du vocabulaire courant (der Eifer / la ferveur) d’un adjectif ancien (grauent) évoquant l\’effroi et plus précisément sa traduction physique le frisson :
ein Scherben Glück
für den grauent Eifer
deiner Lust
un éclat de bonheur
pour la ferveur frémissante
de ta joie
Dans un autre passage, il usera de ce même adjectif suranné (grauent) à des fins purement plastiques, simplement pour renforcer l’âpreté expressive du trait :
Kunststoff Kunstweber
am grauent Genuss
einer Wolkenschwemme
hellsichtig hellhörig
wie dein Traum
am Schlafmantel
der Zeit
produit de l’art tisserand de l’art
à la grise jouissance
d’une mer de nuages
clairvoyante clairsonnante
comme ton rêve
à la pelisse
du temps
Enfin outre cet expressionnisme plastique sont à relever dans ce même passage deux autres créations verbales de Kern (Kunstweber / tisserand de l’art ; hellhörig / clairsonnant) , ce qui lui permet de respecter le parallélisme des formes :
Kunststoff Kunstweber / produit de l’art tisserand de l´art
hellsichtig hellhörig / clairvoyante clairsonnante.
De la même manière , il semble que l’emploi de la langue maternelle l´amène à utiliser plus volontiers encore qu\’en français un vocabulaire dont les fortes connotations religieuses soulignent la dimension spirituelle de son écriture.
dein Schmerz
war das Gleichnis
dein Glut
unser Licht
ta douleur
était le symbole
ton ardeur
notre lumière
Il s’agit bien ici d’une action de grâce et la force en allemand des mots évangéliques ( Schmerz / douleur, Gleichnis / symbole, Licht / lumière ) donnent accès à des rites et symboles qui sont le contenu même de l’acte liturgique. La réussite d´expression des poèmes allemands d’Alfred Kern tient précisément à cette liaison quasi charnelle que le poète entretient avec les symboles du sacrement eucharistique, symboles qui enflamment son imagination : ainsi le mot Glut ( ardeur) évoque bien l’ardeur du feu qui couve, mais en allemand , par euphonie, il appelle un rapprochement avec le mot Blut (sang). La consonance sourde des deux mots peut se vivre comme une vie latente, enrichie, fécondée, sacralisée par la distance et faisant glisser dans la part la plus infime de l’être le secret liquide de la vie. Enfin il arrive qu’en une image sacramentelle, le poète fasse à Dieu l’oblation solennelle de sa parole :
im Heiligenschein
glüht die Sprache
der Siegelack
einer Wunde
im weissen Gewand
einer Nacht
deine rote Blume
à l’auréole sainte
s’embrase la parole
la cire
d’une blessure
au vêtement blanc
d’une nuit
ta fleur rouge
Indépendamment de ces aspects métaphysiques et religieux se manifeste aussi chez l’écrivain cette constante préoccupation : la mise en espace . Certes Alfred Kern est un visuel : en témoignent sa passion pour l’image et l’art du photographe, ses expositions dans ce domaine, l’usage répété du mot Landschaft (paysage) dans les poèmes allemands ainsi que des confessions poétiques comme celle-ci :
Inbegriff oder Bild
es ist wohl der Gedanke
der irgendwie am Bild
seinen Gefallen findet
(…)
aber ist das Bild
vor allem
das Können und Sein
prägt
die eigene Passstelle
am Werden und Sterben
substance ou image
c’est bien la pensée
qui à l’image on ne sait comment
trouve son content
(…)
mais c’est l’image
qui avant tout
marque
le pouvoir et l’être
lieu de passage
propre au devenir et au mourir
Mais la mise en espace, c’est aussi l’espace du poème lui-même : le poème naît d´un événement qui fait trace ; cette trace, c’est dans le poème ce lien indéfectible entre espace et temps et la suite de mots et d´images que ce rapport induit : Alfred Kern l’illustre tout à fait dans ein Wort ist Schicksal : un mot fait destin :
ein Wort ist Schicksal
( ….)
Flug und Wort
deine Blindenschrift
eine Gedanke
der abwärts zur Erde
geborgen
dem Schweigenden
Schritt hält
hellsichtig
am Grunde
dem Gewissen
das Zeitige darstellt
in dem Raum stellt
als seien wir ihre Sache
und nicht das
von uns gewollte
Glück
un mot fait destin
(…)
envol et mot
ton écriture d’aveugle
une pensée
qui en pente de terre
incline à la terre
à l’abri
qui pour le silencieux
garde trace
clairvoyante
au fond
à la conscience
elle présente le temporel
en espace le place
comme si nous étions sa chose
et pas
le bonheur
que nous attendions
L’espace du poème au terme de la vie d’Alfred Kern, il est dans ce suspens où d\’invisibles connexions font resurgir des sensations dont l’écrivain n’a peut- être plus la mémoire immédiate mais qui continuent toujours à l’orienter et dont l’écriture favorise la précipitation. Écartelée entre la langue de l’enfance et celle de l’âge adulte, entre la prégnance des choses et la présence de l’invisible, telle apparaît l’œuvre d’Alfred Kern, et c’est dans ce déchirement que se trouvent sa vérité et sa grandeur. Déchirement entre la joie intime et la mort entraperçue, entre la lumière des crêtes et la nuit intérieure, dialectique vertigineuse dont l´image obsédante demeure le paysage, sans cesse contemplé, médité, dans la tension qui le constitue entre proche et lointain, dehors et dedans :
kein Sterben konnte
jemals dem Sterbenden
bessere Lust Achtung schenken
als unser Eigensinn
in der Spannung
der Nähe der Ferne
das zweite Gesicht
der Ferne
aucun mourir
ne put dispenser jamais
au mourant
joie meilleure ni égards
que notre opiniâtreté
dans la tension
du proche du lointain
second visage
du lointain
Lorsque la méditation du poète immobile parvient à embrasser vraiment ces différentes dimensions de l’ordre cosmique, c’est une lumière nouvelle qui se lève, un saisissant clair de terre qui apparaît :
Innere Glut färbt
Ferne Lust
Den kalten Umriss
Der Dinge
Im wahren Licht
Der Erde
feu intérieur embrase
lointain désir
le contour froid
des choses
dans la lumière vraie
de la terre.