Pour sa troisième année, le Jury du Prix Nathan Katz du patrimoine a distingué l’œuvre d’Alfred Kern et demandé à Jean-François Eynard de donner des traductions de ses poèmes écrits en allemand, entièrement inédits. Ces textes ont été publiées en édition bilingue aux Éditions Arfuyen, partenaires du Prix :
Alfred KERN, La Lumière de la terre (Das Licht der Erde), poèmes, traduit de l’allemand et présenté par Jean-François Eynard. Bilingue allemand-français. Collection Neige n° 19. ISBN 978-2-845-90103-2
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Inaugurée avec Le Jardin perdu (1950, prix Fénéon), l’œuvre de Kern, l’un des grands écrivains alsaciens de l’après-guerre, est essentiellement constituée de sept romans, aux éditions de Minuit et Gallimard. Si Le Bonheur fragile, Prix Renaudot 1960, en est le plus connu, son maître-livre, révélateur de son génie burlesque et mélancolique, est Le Clown, grande épopée du jeune Hans Schmetterling à travers la Mitteleuropa (Gallimard, 1957).
Après Le Viol (1964), il interrompt volontairement sa carrière de romancier pour se consacrer entièrement à une recherche scientifique, puis au travail photographique et à l’écriture poétique.
Dans sa préface au Carnet blanc (2002), Philippe Jaccottet a donné toute la mesure du parcours littéraire de Kern : « Lisant ces pages si dépouillées, si intérieures, écrit-il, je me dis que Kern, devenu ici contemplateur de plus en plus immobile du paysage que son refuge lui offrait tous les jours, Kern avec sa passion des choses visibles et des autres, avec l’enfance restée si présente en lui, dans le bonheur certes fragile mais pour lui si durable de l’amour, je me dis qu’il avait vraiment atteint ce centre que la profusion romanesque risquait peut-être de faire oublier, et d’où montagne et flamme de bougie peuvent être vues comme tressées ensemble pour un regard assez clair. »
Élevé dans le terreau de la langue strasbourgeoise, Kern n’a pas écrit en dialecte, mais a publié de son vivant quelques poèmes en langue allemande, dont l’essentiel reste inédit. On y découvre combien son œuvre de langue française est marquée par cette langue sous-jacente, qui lui a transmis un peu de son imaginaire, de sa saveur et de son rythme.
Car n’oublions pas que, connaisseur hors pair de la littérature germanique, lecteur chez Gallimard, Kern a été le découvreur de nombreux écrivains allemands d’après guerre comme, par exemple, Thomas Bernhard.
Alfred Kern est né à Hattingen, en Allemagne, le 22 juillet 1919. Son enfance se passe à Schiltigheim : « La communale de l’Exen, les camarades de la rue, les voisins et les voisines du 6, rue de Rosheim, le cinéma : la Salle Blanche, le tramway n° 4 et la rue de la Nuée-Bleue, la gare de triage et les ateliers, usines, brasseries, la paroisse Sainte-Famille avec sa pelouse et une salle de fête : S’Vereinhüss. » Après des études au collège Saint-Étienne, puis au lycée Fustel-de-Coulanges, il s’oriente vers le grand séminaire et suit le cycle de philosophie de la faculté de théologie catholique à Strasbourg, puis à Clermont-Ferrand de 1938 à 1940.
Au terme de son service militaire, il reprend des études de philosophie et d’histoire à Heidelberg, Strasbourg, Leipzig et Paris, puis s’installe dans la capitale comme professeur à l’École Alsacienne en 1947. Sous l’égide d’Antonin Artaud, il fonde, avec Marcel Bisiaux, André Dhôtel et Henri Thomas, la revue 84. Deux romans, Le Jardin perdu et Les Voleurs de cendres paraissent aux Éditions de Minuit en 1950 et 1951. Les cinq romans suivants seront édités de 1952 à 1964 aux Éditions Gallimard.
À partir de 1978, plusieurs expositions sont consacrées à l’oeuvre photographique d’Alfred Kern : Espaces (Strasbourg, 1978), L’Éclat et la Transparence (Obernai, 1984), La Lumière des Textes (Sélestat et Strasbourg, 1985), Le Jardin des Délices (Colmar, 1987), Le Martyre de Saint-Sébastien (Strasbourg, 1991). Installé avec son épouse Halina depuis de longues années à Haslach, au-dessus de Munster (Haut-Rhin), dans une vaste maison faisant face aux sommets du Hohneck et du Petit Ballon, c’est là qu’il a choisi de se retirer. Il a tout juste le temps de voir les premières épreuves du Carnet blanc.
Il meurt le 12 septembre 2001 à la clinique Saint-Joseph à Colmar.
OUVRAGES PUBLIÉS
Romans
Le Jardin perdu, roman, Éditions de Minuit, 1950.
Les Voleurs de cendres, roman, Éditions de Minuit, 1951.
Le Mystère de Sainte-Dorothée, roman, Gallimard, 1952.
Le Clown, roman, Gallimard, 1957.
L’Amour profane, roman, Gallimard, 1959.
Le Bonheur fragile, roman, Gallimard, 1960.
Le Viol, Gallimard, roman, 1964.
Poésie
Gel & Feu, poèmes, Arfuyen, 1989.
Le Point vif, poèmes, Arfuyen, 1991.
Le Carnet blanc, proses et poèmes, Arfuyen, 2002.
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HOMMAGE À ALFRED KERN PRONONCÉ PAR JEAN-CLAUDE WALTER
À L’OCCASION DE LA REMISE DU PRIX NATHAN KATZ DU PATRIMOINE
Si l’on évoque la vie et la mort de telle ou telle personne – peut-être même d’un écrivain, revient la formule connue : « Avec lui (Sébastien Brandt, par exemple) disparaît l’une des figures marquantes de ce siècle… » Etc. Avec Alfred Kern, la figure ne disparaît pas. Elle apparaît, et ne cesse de s’imposer, comme de son vivant. D’ailleurs je parle de lui au présent – sa marque de fabrique, sa griffe, son estampille. Etre présent à l’univers, aux êtres comme aux paysages, de même qu’à ses aspirations personnelles – son imaginaire, son espace romanesque, sa planète utopique… Kern que je connais bien, pour l’avoir fréquenté, écouté, lu et entendu, durant près de trente ans. Un ami de trente ans, un écrivain de cette stature, ne fait que grandir dans notre souvenir et, disons-le, dans notre admiration…
Romancier, poète, auteur multi-médias (radio, films pour la télévision, photomontages), grand parleur et discoureur, philosophe aussi bien qu’homme d’images, le voici devant nous, l’œil toujours vif, l’esprit inquisiteur, sa lucidité et son imaginaire en action. Et voici ses poèmes allemands (je ne dis pas « en allemand », voyez la nuance), arrachés par Gérard Pfister à l’oubli et à la poussière des archives, traduits de manière exemplaire par Jean-François Eynard, avec un texte de souvenirs de Michel Fuchs. Voici pour ce Prix du Patrimoine 2007. Kern aurait souri de cette appellation, lui l’homme du présent, du verbe en action, de la parole vive et enflammée, du texte en mouvement (work in progress), l’écrivain de toutes les métamorphoses – un visuel aussi bien qu’un visionnaire, un passionné de l’écriture…
Sa démarche rejoint aussi bien celle de Mauriac que de Faulkner, mais en sens contraire. Chez lui, ce sont d’abord les romans. Puis les poèmes. Le romancier d’abord : 7 romans (2 Minuit, 5 Gallimard). Le poète : 4 volumes, tous chez Arfuyen, dont ce dernier en allemand. Son titre à lui seul, La Lumière de la terre, résume son œuvre en entier. Car à la différence de tant d’écrivailleurs, comme disait Fargue, il a construit longuement, patiemment, « une » œuvre, son œuvre…
Le Jardin perdu : il le cherchera tout sa vie, à travers tout ce qu’il écrit. L’enfance et sa magie ; la rue de Rosheim, à Schiltigheim, les terrains vagues, les copains de l’école, les jardins ouvriers, etc. Pas seulement une autobiographie, mais une quête des grands mythes de l’humanité, à l’exemple de C. G. Jung.
Les Voleurs de cendres : L’Alsace des sombres années 40, confrontée à l’Histoire et déchirée entre les deux pays riverains, leurs civilisations et cultures.
Le Mystère de Sainte-Dorothée : une saga champêtre, un village de Lotharingie et ses intrigues, sa joie de vivre, et déjà l’humour d’un conteur plein d’allant, à l’esprit vif et enjoué .
Le Clown : une symphonie, ce grand roman rhénan de 600 pages où défilent les pays, les grandes villes de la Mitteleuropa, grâce à ces personnages pittoresques d’un cirque itinérant, et cette mise en abyme de l’univers du cirque avec l’Europe de 1900 à 1950, par l’entremise du narrateur, le clown Hans Schmetterling à l’imagination délirante, mais lucide jusqu’à la parodie.
L’Amour profane : la femme, l’Église, la religion. Les fascinants paysages des Vosges, autour du Mont Sainte-Odile (baptisé Sainte-Hildegarde-du-Mont ), et la quête spirituelle de l’abbé Duperrier, amoureux de la mère supérieure, Marie-Anne…
Le Bonheur fragile : l’épopée des Malgré-nous, et le cheminement d’un peintre, Paul Bachère, ancien de Tambov. A partir des récits et témoignages de nos amis Camille Claus et Camille Hirtz, peintres tous deux. La création est¬elle possible après l’épreuve de la guerre ?
Le Viol : retour à la nature, la sauvagerie des Vosges et une famille de marcaires, trois frères autour d’une femme, les paysages et les rites ancestraux.
Et les poèmes, qui succèdent aux romans.
Gel et feu : le poète au plus près des quatre éléments, son aspiration à la fusion.
Le Point vif : comme toujours, le terrestre et le spirituel cohabitent dans la vision de l’écrivain et son aspiration à un monde idéal.
Le Carnet blanc : cette interrogation du cosmos, aussi bien que des souvenirs de l’enfance, ce vertige de l’écriture devant le paysage adoré et la présence de la mort, font alterner poèmes et proses dans un souffle identique et obsédant.
La Lumière de la terre : ces poèmes allemands, arrachés à la géographie imaginaire et sentimentale d’un Alsacien Européen de cœur et d’esprit. Un grand écrivain, adorateur et serviteur passionné de celles qu’il nomme partout et toujours « les filles de l’air » : la parole, l’imagination, la poésie. De même que Schickele est revenu, avec les 35 pages du Retour, à la langue de sa mère, le français, Alfred Kern écrit ses derniers poèmes dans la langue maternelle, l’allemand.
Comme le note Jean-François Eynard, son traducteur : «Tel poème vient en allemand, tel autre en français, mais jamais le poète n’éprouve le besoin de le traduire. Chaque langue comporte ses accents et ses timbres particuliers, qui la rendent plus réceptive à telle image ou telle émotion. »
« Lumière de la terre » : ces mots disent à merveille l’enracinement de l’écrivain dans un terroir connu – l’Alsace, sa province –, et cet univers qu’il fait sien, où l’emprise du paysage, des êtres et des objets se conjugue avec cette quête spirituelle qui le pousse et l’anime, en une seule phrase unique ou telle métaphore qui porte sa création, que ce soit dans le poème ou le roman, vers les plus beaux, les plus hauts sommets.
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UN POÈME D’ALFRED KERN
extrait de La Lumière de la terre
traduit de l’allemand par Jean-François Eynard
das blaue Wunder
einer kalten Sonne
im Licht der Gnade
eine Vernunft
der Scherz der Schmerz
einer Welt
Dunkelkammer
das blinde Licht
einer Trauer
im Schilf
am fernen Gestade
der ferne Klang
einer verlorenen Sprache
le miracle bleu
d’un soleil froid
dans la lumière de la grâce
une raison
la raillerie la douleur
d’un monde
chambre noire
la lumière aveugle
d’un deuil
au roseau
au lointain rivage
le son lointain
d’une langue perdue
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JEAN-PAUL SORG : Alfred Kern, la poésie comme respiration
« d’ailleurs ce qu’est la poésie, / qui le sait, le sait vraiment ? » écrivit Jean-Paul de Dadelsen dans la nuit du 2 au 3 mai 1957, à 1 h 15, peu de semaines avant de mourir et en sachant sans doute déjà, dans ses angoisses nocturnes, que pour lui la fin approchait à grands pas. Griffonnages : « rien à dire… tout à faire… » Ce qu’est la poésie ? « Personne ne l’ sait – personne ne l’ fait / à coupés sûrs, à coups sûrs dans la soupe… / Va te coucher et essaie dans ton sommeil / d’être »
Connaît-on une interrogation plus pathétique et plus humble sur « l’être de la poésie », l’essence et l’existence de la poésie ? Jean-Paul de Dadelsen en avait quelque idée, certainement, une exigence. Désespérait-il de lui ou de la poésie, de lui (de l’homme) pour la poésie ? On sait mieux reconnaître le mal que le bien. On sait mieux ce que la poésie n’est pas que ce qu’elle est. On voit où elle manque. Elle manque beaucoup.
De toutes les productions littéraires, la poétique paraît la plus abondante. Tant de gens écrivent un jour ou l’autre, dans le désœuvrement, des vers et beaucoup s’obstinent et les publient. Tant de poètes « en herbe », des jeunes, des adolescents, bien sûr, mais aussi des anciens, pas mal de retraités, de plus en plus ! Les loisirs sûrement favorisent la poésie. Alors, avec la croissance du chômage et (ou) la nécessaire réduction pour tous du temps du travail, elle a de beaux jours devant elle !
On pourrait juger que tout ça, tous ces vers en plaquettes, ça ne vaut en général pas un clou et que la poésie (la vraie) reste très rare. Peut-être deux ou trois poètes par siècle, dans une langue et un pays. Peut-être une bonne dizaine, en se montrant large, mais guère plus. C’est bien le cas pour l’Alsace, par exemple, on les connaît, ses dix, douze poètes, des frères Matthis et de Nathan Katz à…, en passant en français par Jean-Paul de Dadelsen… Ils sont quelques-uns qui sauvent, immortalisent nos langues, et cela suffit à notre bonheur, cela suffit pour qu’une culture et un humanisme alsaciens existent. […]
Quant Alfred Kern a entendu pour la première fois résonner ces vers de Malherbe : « Et rose elle a vécu ce que vivent les roses / L’espace d’un matin », il s’est senti français ! Jeune homme, il parcourait à bicyclette la plaine du Rhin en scandant Lamartine et Musset. La poésie était une respiration – non pas séquence d’inspirations et 99% de transpiration !, mais respiration du corps de la langue. Et lire ou dire les vers, c’était « prendre » cette respiration, c’était respirer à l’unisson.
Alsacien, à la frontière de deux langues, Alfred Kern était bien placé pour devenir un «spectateur toujours étonné » et apercevoir, comme il dit, « la faille du langage », ce quelque chose qui ne va pas de soi en lui ni dans notre rapport à lui, la faille entre le langage et nous, la faille dans l’Être qu’est le langage qui à la fois nous relie au monde et nous en sépare.
Pas de relation (donc, de religion) qui n’implique d’ailleurs une séparation première, une distance infranchissable. On l’a interrogé : croyez-vous en Dieu ? Toujours cette même question mal posée ! Il répond qu’en définitive il ne croit qu’aux sens, pluriel, par lesquels un monde paraît et qui, de cette façon, font le monde, font que monde il y a… Quant à l’au-delà et ce qui peut venir après…?
Nous avons vu, en l’écoutant, que pour Kern la poésie (sous diverses formes, du roman à la « géométrie dynamique » et à la chimie !) a tenu toute la vie – a tenu toute la vie lieu de religion et fait figure de sens. De cette religion, il est aussi le théologien. On ne « pratique» pas la poésie, tous les jours, sans s’interroger sur elle, sans méditer, sans essayer des «théories ». Comme toute théologie profonde, la sienne est négative et conclut sur la mystique. « Ce qu’est la poésie, qui le sait ? Personne ne le sait… » Mais elle est dans la vie, elle est un possible de l’homme, un choix, une dévotion possible. Cela ne signifie-t-il pas quelque chose ? Cela ne nous met-il pas la puce à l’oreille ? Quelle puce ?
Même s’il trouve et trouve beaucoup, le poète ne cesse d’être un « chercheur ». Ce qui nous avait touchés l’autre soir, c’était l’exemple d’une vie entièrement vouée à la recherche et assumée, aventurée ainsi comme destin. Alfred Kern n’a pas fait une conférence, ce n’est pas son « genre » ; il nous a seulement parlé – et cette parole paraissait vraie de bout en bout.