2019 : Charles Fichter

Fichter 3

Charles Fichter est le quinzième Lauréat de la Bourse de traduction Nathan Katz. La Bourse de Traduction lui sera remise le 3 avril 2019 en l’auditorium de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg. Sa traduction sera publiée aux Éditions Arfuyen, partenaires du Prix, en avril 2019 :

René SCHICKELE, Nous ne voulons pas mourir (Wir wollen nicht sterben). Traduit de l’allemand et présenté par Charles Fichter. Collection Les Vies imaginaires n° 3. 168 pages. ISBN 9-782-845-90284-8

Né en 1950 à Pfaffenhoffen dans le Bas-Rhin, Charles Fichter a fait ses études secondaires à Bouxwiller. Il a suivi des études universitaires de théologie protestante à Strasbourg de 1968 à 1970, puis des études universitaires d’allemand à Aix-en-Provence et Strasbourg après 1976. Il a obtenu sous la direction d’Adrien Finck un DEA consacré à René Schickele, puis l’agrégation d’allemand en 1986.

Il a enseigné l’allemand en lycée de 1980 à 2014 au lycée Jean-Monnet, puis au lycée Fustel-de-Coulanges à Strasbourg.

Il a participé  à de nombreuses revues  (Cahiers de l’Alsace Rouge, Budderflade, Land und Sproch, Cahiers du Club Peirotes, Revue des Sciences sociales de la France de l’Est) et donné de nombreuses contributions sur la littérature alsacienne du xxe siècle, en particulier René Schickele, Yvan Goll, Maxime Alexandre, Jean Arp et Nathan Katz.

Il est l’auteur de deux ouvrages sur la littérature alsacienne de la première moitié du XX° siècle : René Schickele et l’Alsace jusqu’en 1914 (Salde, 1978, et Pour une autre histoire de la littérature alsacienne au début du XXe siècle : Loin de la nostalgie et du ressentiment, éditions (bf, 2010).

Il a traduit trois ouvrages : Le roman d’un enfant, de Barbara Honigmann (avec Nicole Costantino et Françoise Doussin, bf 1999) ;  Journal de guerre, d’Ernst Stadler (bf, 2015) ; Mai. Sens et non-sens d’une révolution, d’André Weckmann (bf, 2018).

Il est l’auteur de l’introduction et de la postface du Départ (Der Aufbruch) d’Ernst Stadler, traduit par Philippe Abry (Arfuyen, 2014).

Depuis 2013,  il est fréquemment intervenu dans le cadre des lectures publiques organisées par l’association À livre ouvert/ Wie ein offenes Buch et a donné de nombreuses conférences au Centre culturel alsacien.

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DISCOURS DE RÉCEPTION DE LA BOURSE DE TRADUCTION NATHAN KATZ PRONONCÉ PAR CHARLES FICHTER LE 3 AVRIL 2019 EN L’AUDITORIUM DE LA BNU À STRASBOURG

Merci beaucoup, Monsieur Vogel, merci à l’OLCA. Je remercie tous ceux qui sont à l’origine de cette soirée. Merci à Gérard Littler et au jury. Merci à la BNU de nous accueillir. Merci à Gérard Pfister et aux Éditions Arfuyen qui s’engagent depuis si longtemps pour faire vivre le patrimoine littéraire d’Alsace. Merci à tous les amis ici présents.

Nous ne voulons pas mourir ! Tel est le titre du livre. Mais qui est ce nous ? La réponse est dans les trois parties de ce recueil d’essais paru en 1922.

Première partie: « Le 9 novembre ». C’est la fin de la Première Guerre Mondiale, la journée de la révolution allemande. Le 9 novembre, il semblait possible, après l’effondrement de l’empire de Guillaume II, d’édifier enfin une Cité des Hommes digne de ce nom sans la violence de l’octobre russe. La promesse ne devait pas se réaliser. Le sang coula dès décembre, il y eut les combats sanglants de janvier, et tous les assassinats politiques de l’année 1919. Nous ne voulons pas mourir, mais nous refusons aussi d’oublier l’espoir de ce 9 novembre.

Deuxième partie : « Le voyage à Paris » raconte la tentative de constituer une internationale pacifiste des intellectuels, associant la revue Die weißen Blätter que Schickele dirigeait en Suisse à la revue française Clarté animée par Henri Barbusse, l’auteur du Feu. Barbusse veut faire adhérer tout le monde à l’Internationale de Lénine et faire des Weißen Blätter la section allemande de Clarté. Dans le chapitre Camarades, nous assistons à un meeting de Clarté avec les manœuvres et les manipulations annonçant la future bolchevisation du Parti Communiste. Le narrateur quitte la réunion, refusant de voir mourir l’esprit du 9 novembre.

Troisième partie. « Vu du Vieil Armand ». Du haut du Hartmannswiller Kopf, la Montagne des Morts (30 000 morts !), ce texte final magnifique est une méditation à partir de l’œuvre de Dostoïevski et surtout d’Aliocha Karamazov, figure étrange et lumineuse, incarnation de l’esprit du 9 novembre. L’esprit d’Aliocha souffle sur le Tour d’Europe d’un joyeux chrétien qui clôt le livre, un grand tour culturel et mystique. En contrepoint, la Légende du Grand Inquisiteur racontée par Yvan, inspire à Schickele une interprétation très stimulante du léninisme.

Traduire ce texte me semblait nécessaire. Pourquoi ? Je le connaissais depuis longtemps, il marque la fin du jeune Schickele, le renoncement à et la critique de la révolution d’octobre. En le relisant dans le contexte du centenaire de la guerre de 1914-1918, j’ai été frappé par les destins différents des deux amis, pacifistes tous deux, Ernst Stadler et René Schickele. La mobilisation et la mort de Stadler dès l’automne 1914 sont évoqués dans ce livre. Schickele put fuir en Suisse, exil à la fois très éprouvant et exaltant, y faire entendre, malgré tout, une petite musique différente de celle des armes.

Les contributions à sa revue proviennent d’écrivains, de penseurs et de poètes de l’Europe entière, malgré la guerre. Il y publie des textes de théoriciens du mouvement ouvrier, jusqu’aux plus étonnants comme ceux de Gustav Landauer cet anarchiste nourri de la mystique de Maître Eckhart et de la poésie de Hölderlin. On retrouve chez le Schickele du 9 novembre l’enthousiasme de Landauer pour une communauté nouvelle au lieu d’une société froide. La révolution échoua, l’Alsacien Schickele devint citoyen français. Le poète Schickele refusa de mourir, s’établit à Badenweiler, de l’autre côté de la frontière, avec vue sur les Vosges du Sud.

Traduire ce texte supposait à la fois le souci de l’histoire littéraire et celui de l’utopie révolutionnaire. C’est mon cas, et le portrait que fait Schickele des bolcheviks comme lui réfugiés en Suisse m’interpellait. Et sa quête d’une utopie non violente est tellement actuelle. Pas une once de ressentiment dans son texte malgré les espoirs wilsoniens déçus, le Traité de Versailles, les défauts de la République de Weimar.

Ce qui doit rester, ce qui ne veut pas mourir, c’est la mémoire d’une autre révolution, d’une autre langue que celle des spartakistes ; c’est l’esprit et le désir d’un autre rôle des intellectuels que celui que les communistes français leur réservent ; c’est la richesse des traditions littéraires et religieuses, la valeur de la littérature pour la clairvoyance politique.

Qu’en est-il du patrimoine alsacien dans tout cela ? Car le premier retour à Strasbourg ville merveilleuse – au cœur du livre – est plutôt un adieu à Strasbourg. Et le Vieil-Armand, d’où part le voyage imaginaire pour y revenir, élargit l’horizon et ignore les frontières : c’est juste un point de sensibilité, où s’élève le chant de la terre-mère, attachement et arrachement…

Le patrimoine c’est l’héritage des pères. La génération expressionniste fut celle de la révolte des fils. René Schickele s’était adressé jusque-là à la jeunesse. Nous ne voulons pas mourir, ce sont des essais, écrits pour des jeunes considérablement vieillis au sortir de la guerre. Ce texte se situe au moment où Schickele construit sa maison, son « arche », à Badenweiler, à l’orée de la Forêt Noire.

Notre patrimoine, c’est sa belle prose poétique. René Schickele y ajoute une pensée politique, religieuse, mystique parfois. Dostoïevski enfin, lui permet de faire naître le désir métaphysique

1922, ce sont en Alsace les prémices de la Heimatbewegung. RS y répond par le motif du voyage. Voyage à Genève, Voyage à Paris, avec Le Tour d’Europe (Rundreise) c’est un voyage circulaire, le dessin d’un paysage, d’un pays sage. Sur la montagne, il dit : Ceci est mon pays. C’est un peu Noé sur le seuil de son arche échouée lâchant la colombe qui – je cite la Genèse – « revint vers lui sur le soir, et voici qu’elle avait dans son bec un rameau tout frais d’olivier ». S’il n’y a pas de colombe ici, il y a un survol souverain, comme d’un oiseau, de ce qui pourrait être un paysage européen. Aliocha Karamazov est appelé « l’enfant au rameau d’olivier », sa présence témoigne d’un vouloir vivre bien réel, d’une joie au-delà des larmes. Quel patrimoine ? Où et quand est-on chez soi ? Comme autrefois, il faut partir pour le Grand Tour, s’exposer pour voir, dit le narrateur à la fin du texte.

Pour conclure. Traduire est transmettre. Au moment même où il publie Wir wollen nicht sterben, René Schickele s’engage dans l’écriture de Das Erbe am Rhein, titre traduit tantôt par « Le domaine sur le Rhin » tantôt par « L’héritage rhénan ». Ce domaine est miné par la grande Histoire qui s’emballe. Nous ne voulons pas mourir rappelle qu’il y a des moments dans l’histoire où s’arrête la course à l’abîme et se lève le voile de l’alternative.

Je vous remercie pour votre attention.

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