Marie Jaëll lue par Jacques Goorma

Jacques Goorma

Le Prix spécial du Jury Nathan Katz a distingué en 2019 l’œuvre de la pianiste, compositrice et pédagogue Marie Jaëll (1846-1925) dont les écrits sont conservés à Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg.

Son maître et ami Franz Liszt l’appelait « l’Admirable ». Elle l’est dans son œuvre musicale, qui fait d’elle une des plus importantes compositrices de l’histoire de la musique. Elle est aussi une merveilleuse diariste et théoricienne de l’art. Son exigence de créatrice en ont fait un modèle pour la grande poétesse et écrivaine Catherine Pozzi (1882-1934) et pour bien d’autres.

Grâce à la bourse du Prix spécial Nathan Katz, versée par la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, Lisa Erbès, Catherine Guichard et Christiane de Turckheim ont pu constituer, à partir de la masse considérable de textes qu’elle a laissée, un ensemble représentatif de son itinéraire exceptionnel de femme, de compositrice et de chercheuse.

Cet ensemble a été publié sous le titre Je suis un mauvais garçon. Journal d’une exploratrice des rythmes et des sons (© Éditions Arfuyen, Paris-Orbey, 2019). Les quatre textes ici présentés, extraits de ce livres, sont lus par Jacques Goorma.

16 AVRIL 1904

Hier, en passant au Jardin des plantes, d’abord du côté des plantes, ensuite du côté des animaux qui bordent l’allée principale, j’ai eu des impressions extraordinaires.

Dans les différentes structures des plantes ou des arbres, j’ai vu des différences de rythmes dont je ne soupçonnais, dont personne ne soupçonnait l’existence.

Les grandes feuilles des plantes, en raison de leur complexité de contour, créent des rythmes plus complexes qu’aucune autre forme ne pourrait provoquer.

Plus la structure des arbres est différente plus leurs balancements prennent des rythmes distincts dont les allures sont si reconnaissables qu’il semble que le classement du caractère de ces balancements devrait faire partie des sciences naturelles et qu’on ne connaît pas vraiment foncièrement la vie de ces plantes si leurs rythmes différentiels ne sont pas fixés par des notions précises.

16 MAI 1904

Je suis allée me promener au Luxembourg ce matin en compagnie d’un petit vent d’ouest qui rendait tous les arbres musiciens. J’en ai profité pour regarder et écouter leur musique.

Arrivée chez moi, je réfléchissais sur cette impression particulière, en cherchant encore à me rappeler ce que j’ai vu, c’est alors qu’à mon grand étonnement j’ai vu réapparaître dans ma pensée une grande quantité d’arbres dont chacun se balançait, avec l’ensemble des branches et des feuilles, dans un rythme caractéristique et personnel…

Je voyais simultanément le balancement écourté et un peu saccadé des orangers tondus dans leurs caisses, le rythme léger, plein d’élégance et de grâce des grenadiers, le balancement si différent des palmiers à feuilles courtes ou longues, touffus ou clairsemés, vus en perspective ou tout à fait proches, la pauvreté rythmique et les mouvements de va-et- vient monotones des lilayers, la lourdeur rythmique de certains arbres trop encombrés de branches qui barraient le chemin au souffle du vent, et la grâce rythmique extraordinaire de certains autres dont les longues branches et la structure générale étaient plus favorables au jeu des mouvements opposés.

Et au-delà encore, je voyais les sommets d’un grand nombre de marronniers dont la variété de balancement me faisait involontairement penser aux différences de troncs et de formes à laquelle devait se ramener la différence rythmique constatée dans les sommets.

LE VOL DES HIRONDELLES, 1907

Lorsque les hirondelles volent par groupes, elles font des arabesques qui, pour mon œil, correspondent à des intervalles musicaux.

Mon champ visuel représente un clavier d’une très grande étendue sur lequel la largeur des touches est de nature à permettre les représentations des vibrations intermédiaires allant d’un son au son voisin…

Si deux hirondelles volent à la distance de tierce, dans un ensemble de vols polyphones que je perçois, je vois, par degrés continus, l’écart de leur vol s’étendre à la sixte par exemple, puis revenir à la tierce, pour s’étendre ensuite à l’octave, à la dixième.

Parfois les distances atteintes s’accroissent très rapidement, l’œil s’exalte dans ce cas, je souris involontairement et mes lèvres s’allongent en s’amincissant.

L’intervalle des lèvres est changé corrélativement à l’intervalle des deux oiseaux planant dans l’air.

LES ABEILLES ET LE PARTERRE DE GIROFLÉES,1907

En considérant un parterre de giroflées autour desquelles volait un tourbillon d’abeilles, la besogne qu’elles accomplissaient avec une fiévreuse rapidité en se promenant sur les pétales ou en s’introduisant par une espèce de poussée dans les fleurs moitié closes encore où elles ne peuvent plus rien voir pour accomplir leur travail, m’a paru divertissante.

Je me disais que je ne pouvais me rendre compte du milieu dans lequel ces abeilles croient se mouvoir que si toutes choses conservent les proportions qu’elles ont pour moi.

Je pouvais m’imaginer avoir la même taille que ces abeilles, ou bien, si je conservais ma taille, je conçois les fleurs et le parterre lui-même tels qu’ils paraissent par rapport aux abeilles, elles se changent ainsi en d’énormes arbres dont la tige, docile aux moindres influences, se courbe et se redresse comme des arbres le font en réalité.

search previous next tag category expand menu location phone mail time cart zoom edit close