
par Henri Lebert,1862 (détail)
Pour la seizième année du Prix Nathan Katz du patrimoine, le Jury a choisi de mettre au jour l’œuvre de Catherine de GUEBERSCHWIHR, auteure du célèbre manuscrit des Vitae sororum conservé par la Bibliothèque patrimoniale des Dominicains, à Colmar, traduite en allemand depuis près de deux siècles et pourtant restée inaccessible en français.
Pour mener à bien la délicate tâche de traduire ce grand texte de la littérature féminine du Moyen Âge, le Jury du Prix Nathan Katz s’est adressé à Christine de Joux, ancienne élève de l’École des Chartes, qui a bien voulu relever le défi. Sa traduction a été publiée aux Éditions Arfuyen, partenaires du Prix :
Catherine de GUEBERSCHWIHR, À l’ombre d’un tilleul. Les Vies des sœurs d’Unterlinden. Traduit du latin et présenté par Christine de Joux. Postfaces de Jeanne Ancelet-Hustache, Georges Bischoff et Rémy Vallejo. Collection Les Vies imaginaires n° 7. 334 pages. ISBN 978-2-845-90311-1
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On sait peu de choses de la biographie de Catherine de Gueberschwihr. Elle indique elle-même être entrée au monastère dans son tout jeune âge, mais la date de son entrée nous est inconnue. Son nom est cité, sans aucune mention de la fonction qu’elle a pu occuper, à la 95e place, dans la liste des sœurs de l’obituaire d’Unterlinden, ce qui permet de situer son existence au tournant du XIVe siècle. On s’accorde généralement à situer sa mort vers 1330, si l’on retient l’hypothèse selon laquelle elle a pu échanger une correspondance avec le célèbre prédicateur dominicain Venturin de Bergame.
On ignore tout des fonctions qu’elle a occupées dans la communauté d’Unterlinden . Copiait-elle des manuscrits, comme Sophie de Rheinfelden, dont la main se nimbait d’un halo de lumière ? Présidait-elle au chant, comme Gertrude de Colmar ou Mechtilde d’Epfig, qui, malgré son infirmité, parcourait le chœur en tous sens pour stimuler l’ardeur de ses sœurs ? Ou bien, circatrix implacable, morigénait-elle ses sœurs au chapitre ? Fut-elle prieure, comme l’affirme une tradition tenace mais non vérifiable ?
Ce qui est sûr, c’est de sa parfaite maîtrise de l’art de la composition et de la rédaction. Si elle ne cesse de déplorer les limites de son intelligence et la rudesse de son style, il est évident pourtant qu’elle a une véritable vocation d’écrivain. Elle a le désir fervent de perpétuer la mémoire des premières sœurs d’Unterlinden et de célébrer leurs mérites en une époque où la discipline, semble-t-il, s’était quelque peu relâchée dans un monastère que l’inquisiteur Bernard Gui qualifiait, moins d’un siècle après sa fondation, de « très grand et très riche ».
Catherine de Gueberschwihr conçoit son livre comme une enquête : elle cherche dans les grimoires, elle interroge, elle note sur ses tablettes de cire, sollicitant inlassablement celles de ses sœurs qui ont pu connaître les premières générations. Elle fait également appel à ses propres souvenirs car l’empathie manifestée dans certaines des Vies laisse entrevoir un contact plus direct avec certaines moniales qu’elle a pu connaître de leur vivant.
L’écriture de Catherine de Gueberschwihr témoigne de la solidité de la formation qu’elle a reçue au monastère. Son vocabulaire est riche et varié et fait de fréquents emprunts au latin classique. Si certaines tournures souffrent parfois de lourdeur, ces excès ne font que manifester l’enthousiasme que lui inspirent les merveilles de ferveur qu’elle a à relater.
Catherine de Gueberschwihr n’est jamais aussi convaincante que dans les séquences narratives. Elle sait associer le lecteur à des scènes pleines de vie, parfois dramatiques, comme le récit de la rupture du mariage d’Hedwige de Gundolsheim ou du départ de Rilindis de Bissegg qui abandonne son mari et ses huit enfants pour embrasser la vie monastique. D’autres scènes confinent quelquefois au burlesque, comme lorsque le diable importune deux religieuses pour les empêcher de s’administrer mutuellement la discipline ou lorsque Anne de Wineck, en buvant quelques gorgées de vin nouveau, est soudain privée de la surabondance de grâces qui l’inondait depuis plus de deux ans.
Son texte abonde en notations concrètes. Avec elle, le lecteur visite le monastère ; il admire la voûte toute neuve du chœur rarement désert, qu’il parcourt en tous sens en compagnie de l’infatigable chantre Mechtilde d’Epfig, appuyée sur ses deux bâtons. Il entend sonner l’horloge, innovation rare et assez luxueuse en cette fin du XIIIe siècle. Il s’arrête devant la salle capitulaire, jette un coup d’œil à l’ouvroir, où les fuseaux vont bon train, aperçoit le dortoir, glacé l’hiver, torride l’été. Il jauge, au réfectoire le contenu très frugal des écuelles. Tout cela tandis qu’aux abords du monastère résonne le fracas des armes, en ces années particulièrement troublées du Grand Interrègne, ponctuées de guerres intestines, de luttes fratricides, de rapines et de vengeances.
La vive sensibilité de Catherine de Gueberschwihr s’exprime dès l’introduction par les coups de pinceau légers que Catherine sait utiliser. Si elle n’hésite pas à rappeler la beauté de l’époux et des huit enfants de Rilinde de Bissegg, le joli visage et le corps gracieux d’Adélaïde de Muntzenheim, le raffinement d’Élisabeth de Soultzmatt, elle souligne aussi des détails plus cruels comme l’hydropisie d’une sœur, « dont le ventre était horriblement enflé » ou la figure grimaçante et les yeux exorbités d’une autre à l’heure de son agonie. Partout dans le livre la vie est bien présente, dans sa diversité et ses aléas.
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DISCOURS PRONONCÉ PAR JUSTIN VOGEL, PRÉSIDENT DE L’OLCA, À L’OCCASION DE LA REMISE DE LA BOURSE DE TRADUCTION NATHAN KATZ À CHRISTINE DE JOUX LE 12 JUIN 2021 AU PMC EDMOND-GERRER DE COLMAR
Bonjour à toutes et à tous, ou, si vous préférez : salut Bisàme, Lewi Elsaβer Frend,
La meilleure part de moi-même me fait dire que nous avions hâte de nous retrouver ; nous avions surtout hâte de renouer avec une tradition inaugurée, en 2004, par l’association Eurobabel sous la dynamique impulsion de Gérard Pfister que j’aimerais remercier, ainsi que tous ceux qui sont les pilotes de cette manifestation.
En ces temps d’interrogations, relancer cette remise du prix Nathan Katz est perçu comme une nécessité impérieuse, non seulement parce que nous voulons tourner la page de la contrainte du confinement, mais surtout parce qu’il est urgent de réaffirmer concrètement notre foi en une Alsace qui rayonne par sa vie culturelle, une Alsace qui puise son dynamisme dans l’épaisseur d’un exceptionnel patrimoine sans cesse revisité et actualisé par les chercheurs et les créateurs d’aujourd’hui.
Oui, la remise du Prix Nathan Katz est un moment fort de la vie culturelle, de la vie littéraire de l’Alsace et le fait que cette année, cette manifestation se passe ici, dans cette merveilleuse ville de Colmar, chez l’ami Straumann, et en présence de la Ministre Brigitte Klinkert, qui tous deux ont l’Alsace chevillée au corps, et cela pas uniquement en période électorale !!! donne à ce prix un éclat tout particulier.
Chers amis, liewe Frend,
Le prix Nathan Katz 2021 est attribué à Madame Christine de Joux pour la traduction d’un manuscrit pieusement conservé à la Bibliothèque des Dominicains de Colmar, le Livre des Vies des Premières Saintes Sœurs du Monastère Sous le Tilleul de Colmar et qui nous fait entrer dans l’intimité de cette communauté monacale.
Ce témoignage de Catherine de Gueberschwihr, datant de la fin du XIII° siècle, bénéficie enfin, grâce à votre travail, d’une traduction en français et nous vous sommes infiniment redevables.
Vous nous faites participer à la naissance de la communauté monacale, celle des Dominicaines de Colmar, qui s’est installée, à l’abri des fortifications, « Unter den Linden », un site oh combien prémonitoire au cœur de l’Alsace, reconnue comme épicentre du royaume et qui bénéficie d’un essor sans précédent tant sur le plan économique que sur le plan intellectuel et spirituel.
Le XIIIe siècle est une période de prospérité, c’est le temps des cathédrales, c’est le temps d’un renouveau du christianisme avec la création des ordres mendiants sous l’impulsion de saint Dominique et de François d’Assise.
L’Alsace participe pleinement à cette renaissance. Cette « grande clarté du Moyen Âge » qui métamorphose villes et campagne, trouve un écho tout particulier dans cette province du Rhin Supérieur.
Nulle part ailleurs, les femmes sont aussi nombreuses à se constituer en communauté sous la direction spirituelle des frères dominicains que dans cette vallée rhénane que les chroniques de l’époque dénomment la « Pfaffengasse ».
C’est dans ce contexte économique et spirituel que s’épanouit ce monastère dont Catherine de Gueberschwihr nous raconte l’histoire à travers le destin des 45 sœurs qui ont partagé son existence.
Grâce à vous, Madame de Joux, nous entendons la voix de Catherine de Gueberschwihr. Elle nous parle avec tendresse de cette époque de la fin du Moyen Âge qui, à bien des égards, ressemble à la nôtre.
C’est la voix d’une femme modeste, généreuse, prévenante, respectueuse et pleine d’attention pour ses consœurs dont elle veut perpétuer la mémoire.
C’est la voix enthousiaste d’une femme cultivée, d’une femme dotée d’un réel talent d’écrivain qui relate la détermination des fondatrices du monastère et la vie ascétique des 45 sœurs qui se retirent du monde pour expier la brutalité, la violence guerrière des hommes, par une vie de prière et de mortification.
Cette œuvre souligne, à des fins éducatives, la sainteté des sœurs dont elle nous raconte la vie pour empêcher qu’elles ne tombent dans l’oubli.
Issues principalement des familles nobiliaires, portées par une motivation religieuse très forte, elles ont rompu avec le bruit et l’éclat du monde.
Certaines d’entre elles ont même rompu avec leur mari pour s’offrir à Dieu, se vouer au devoir de charité et se réfugier dans le silence « fondement de la vie religieuse » qui débouche souvent sur les visions béatifiques.
Le lecteur est frappé par l’importance de ce mysticisme qui se développe au sein de la communauté dans ce climat de ferveur intense. Apparitions, songes, extases sont le lot de la plupart des religieuses.
Il se peut que beaucoup de ces visions adviennent du fait de l’état d’épuisement, dû au jeûne, aux veillées prolongées, aux pratiques répétitives de récitation de prières à dose héroïque qu’elles s’infligent.
Mais la vie commune entre femmes n’est pas toujours exempte de petitesses et Catherine de Gueberschwihr nous fait assister à des scènes qui confinent au burlesque, notamment lorsque le diable importune les sœurs pour les empêcher de s’administrer la discipline…
Ce sont là les grandeurs et les mesquineries qui, hier comme aujourd’hui encore, cohabitent dans toute communauté humaine.
Et pourtant, la communauté ne vit pas repliée sur elle-même, dans un entre soi confortable. Elle entend la misère de son temps qui frappe aux portes du monastère pour demander la charité, elle est ouverte sur le monde et participe au débat qui agite la chrétienté de ce siècle.
Cet ouvrage sur les Vies des sœurs d’Unterlinden s’insère dans le vaste réseau des foyers de la mystique rhénane.
La veine littéraire de Catherine de Gueberschwihr est non seulement inspirée de la tradition monastique, mais reflète la doctrine spirituelle qui donne lieu à une abondante correspondance avec des moniales d’autres couvents et avec les grands prédicateurs de la famille dominicaine.
Nous avons accès grâce à vous, Madame de Joux, à un monument de la littérature féminine du Moyen Âge, qui nous oblige à réviser certains de nos a priori sur le statut de la femme.
Ces femmes, qui ont jeté les bases du couvent d’Unterlinden, en ont fait un lieu de prière et de charité mais aussi un lieu d’une intense vie culturelle qui lui permet de faire rayonner l’Alsace bien au-delà des limites de l’espace rhénan.
Votre traduction de Catherine de Gueberschwihr, c’est un hommage au féminisme, un hommage à l’Alsace, un hommage aux femmes d’Alsace qui s’engagent dans les grands débats de leur temps, avec un souci de dialogue et d’ouverture sur le monde. C’est cet état d’esprit, ce sont ces valeurs qui soutiennent le rayonnement de l’Alsace.
Et ce rayonnement, l’affirmation de la personnalité spécifique de ce territoire sont plus que jamais dans l’actualité. L’Alsace veut exister ; et j’ai la faiblesse de penser qu’elle existera d’abord par la prise en compte et la valorisation de son exceptionnel potentiel culturel.
Aussi, je formule le vœu que les objectifs qu’Eurobabel s’assigne, soient davantage relayés et trouvent une assise institutionnelle plus pérenne au sein de nos établissements d’enseignement supérieur pour susciter la recherche, pour diffuser l’étude de ce patrimoine littéraire multiforme avec le soutien des institutions publiques représentatives.
Chère Madame de Joux,
En vous remettant ce prix de l’OLCA je tiens à vous exprimer, une fois encore toute ma gratitude pour le travail que cette traduction vous a imposé mais qui vous a – et qui nous a – rapprochée de l’Alsace que nous aimons et dont nous pouvons être fiers.
Bravo à vous !