2007 : Christiane Koch

KOCH

 

Christiane Koch a été la quatrième lauréate de la Bourse de Traduction Nathan Katz. La Bourse de Traduction lui a été remise en mars 2008 dans le cadre des Rencontres Européennes de Littérature à Strasbourg. Ses traductions ont été publiées en deux volumes aux Éditions Arfuyen, partenaires du Prix :

Jean GEILER DE KAYSERSBERG, La Nef des sagesTextes choisis par Francis Rapp et traduits du moyen haut-allemand par Christiane Koch. Préface de Francis Rapp. Collection Les Carnets spirituels n° 61. ISBN 978-2-845-90115-5

Jean GEILER DE KAYSERSBERG, Le Civet de lièvreTextes choisis par Francis Rapp et traduits du moyen haut-allemand par Christiane Koch. Préface de Mgr Joseph Doré. Collection Les Carnets spirituels n° 62. ISBN 978-2-845-90118-6

Ce n’est pas certes sans raison que l’œuvre de Jean Geiler de Kaysersberg est restée plus de cinq siècles sans être traduite en français. Seule s’y est affrontée une traductrice aussi chevronnée que Madeleine Horst – dont la version française de La Nef des fous de Sébastien Brant reste dans toutes les mémoires.

C’est à elle que l’on doit la traduction du sermon de Geiler intitulé La Nef des sages, comme un clin d’œil à son ami et complice Geiler.

L’OBERRHEINISCHE REVOLUTIONÄR

La richesse et la liberté de la langue de Geiler, comme la grande variété de ses références spirituelles, sociales et historiques, rendent la tâche d’une particulière complexité. Mais la difficulté est plus grande encore : c’est que la traduction des sermons de Geiler ne puisse sous aucun prétexte se permettre d’être à aucun moment ennuyeuse. Il y faut du naturel, de l’audace, de l’allégresse.

Traductrice de l’Oberrheinishe Revolutionär, Christiane Koch a relevé ce défi avec une aisance qui fait oublier les obstacles et restitue à la voix de Geiler toute sa puissance.

TRADUIRE GEILER

Les textes traduits par Christiane Koch ont été choisis par Francis Rapp, professeur émérite de l’université de Strasbourg, membre de l’Institut, qui a mis son immense érudition et son grand discernement au service de ce projet d’un livre sur Geiler de Kaysersberg, projet qui lui tenait particulièrement à cœur mais qu’il n’avait pas eu jusqu’à présent la possibilité de mener à bien.

Sélectionner dans une œuvre aussi foisonnante n’est pas chose aisée. Grand connaisseur de l’œuvre de Geiler, Francis Rapp a pu faire ce choix avec sûreté. Rendre toute la palette de couleurs de ces textes aurait pu sembler irréalisable.

Elle a reçu la Bourse de traduction du Prix Nathan Katz du patrimoine 2007 pour sa traduction de La Nef des sages et du Civet de lièvre de Jean Geiler de Kaysersberg.

*

DISCOURS DE RÉCEPTION DE LA BOURSE DE TRADUCTION NATHAN KATZ PRONONCÉ PAR CHRISTIANE KOCH LE 29 FÉVRIER 2008 À STRASBOURG

Lors de la remise des prix en 2007 un récipendiaire a fait cette remarque qui m’a beaucoup frappée : « Lorsqu’il y a beaucoup de mots, il y a beaucoup de déchets. » J’essaie de ne pas oublier cette vérité remarquable.

Toute traduction est une entreprise périlleuse. Traduire = trahir, chacun connaît cette expression. Pour deux langues aussi différentes que le Français et l\’Allemand, différentes par leur origine, par la culture dans laquelle chacune a véhiculé ses pensées, par leur évolution aussi au cours des siècles, toute adéquation entre ces deux langues, donc, est difficile sinon impossible à atteindre. On peut toujours traduire les mots, mais la couleur, la sensibilité, la « Stimmung », c’est une autre affaire. Les questions qui se posent pour traduire Geiler von Kaysersberg sont les mêmes que pour d’autres textes anciens. J’en noterai quelques unes.

1. Pour Geiler il est nécessaire de connaître l’écriture gothique ; même en Allemagne ce graphisme fait problème bien qu’il s’apprenne par l’usage. Malheureusement l’édition des œuvres de Geiler ne semble pas devoir se faire, et ce frein de la lecture des textes subsistera.

2. Pour lire Geiler il est nécessaire de savoir l’allemand, ce qui est une Lapalissade. Mais rien qu’à Strasbourg – pourtant privilégiée – le nombre d’étudiants en histoire qui savent l’allemand (et le gothique en plus) baisse dramatiquement. Évidemment l’allemand de Geiler n’est plus l’allemand d’aujourd’hui. Mais lorsqu’un étudiant bac+5 parle à propos d’un texte d’archives du XVIIe siècle strasbourgeois de « maison blanche » alors qu’il est question du « Waisenhaus » (orphelinat), il y a de quoi être inquiet.

3. Plus l’auteur est éloigné dans le temps, plus est grande la nécessité d’approfondir les connaissances que l’on peut avoir de l’époque où a vécu l’auteur. Sur ce point je n’ai sûrement pas su éviter toutes les erreurs d’interprétation – ce que je regrette beaucoup surtout depuis que j’ai en main le produit fini, figé, fixé par l’édition.

4. Une difficulté particulière est liée à la longueur des sermons de Geiler. Il semble qu\’il prêchait pendant une heure, peu pour l’époque, nous dit-on. Mais Geiler était un pédagogue hors pair, il employait des images, des boutades, il interpellait ses auditeurs quand il sentait leur attention diminuer, et surtout : il connaissait la pédagogie de la répétition. Elle est excellente à l’oral. Mais pour la lecture elle devient lassante, et il a fallu procéder à des coupures, essayant au mieux de ne pas dénaturer ou tronquer la pensée de Geiler. Ces coupures restent , j’en suis consciente, sujettes à caution.

5. Une autre difficulté tient à la grammaire. Geiler prêchait à la cathédrale, mais aussi dans des couvents de femmes. En français la grammaire fait apparaître nettement s\’il s\’agit du masculin ou du féminin. Il n’est pas toujours aisé de décider si Geiler s’adresse à des femmes ou à des hommes. Assez souvent Geiler interpelle aussi son auditoire en disant tantôt « ihr drinnen » (vous dedans) tantôt « ihr draussen » (vous dehors) (du couvent bien entendu). Et on imagine les religieux dans le chœur et les gens attirés par le sermon de Geiler dans la nef. Là aussi on peut hésiter, car draussen et drinnen apparaissent au cours du même sermon.

6. Autre point : Les langues évoluent et il faut se méfier et ne pas prendre certains mots dans le sens qu’ils ont de nos jours. Exemples : Fruend signifiait cousin, membre de la famille, et non pas ami comme aujourd’hui Magd : c’est la jeune fille , et pas seulement la servante. Fromm ne voulait pas dire pieux, mais juste, intègre, droit. Dans le même registre on peut dire que des mots qui nous semblent grossiers, ne l’étaient pas il y a cinq siècles. Personnellement j’ai été un peu surprise de lire dans des journaux ces derniers jours, que Geiler avait un langage osé. Geiler voulait secouer, réveiller, il voulait faire rire, il voulait surprendre, mais jamais choquer.

7. Une question encore : faut-il être théologien pour comprendre Geiler ? Il me semble que non. Evidemment il est question de péché, de repentance, de salut. Mais Geiler n\’est jamais abstrait, il ne parle ni de théorie, ni de dogmatique. Il n’avait qu’UN souci : faire progresser ses auditeurs, religieux ou laies, dans leur vie quotidienne vers, disons si vous ne craignez pas le mot, vers plus de sainteté.

Deux petits exemples : Dans le Sterbe-abc (ABC pour bien mourir) il recommande au mourant de confesser ses péchés, tous ses péchés, de bien chercher pour n’en oublier aucun, mais ensuite de ne plus y revenir, de ne plus les ressasser, car ce qui est pardonné est pardonné, c’est fini. Nul besoin d’être théologien pour comprendre. Aux religieuses il disait dans un des sermons du Civet de lièvre : tu te plains de n’avoir pas beaucoup de foi, pas de spiritualité en toi ; ne t’en fais pas, peut- être bien que Dieu aime l’une ou l’autre religieuse sèche, il t’aime telle que tu es. Là non plus : nul besoin d’être théologien pour comprendre.

Au-delà de ces quelques difficultés j’aimerais souligner le grand bonheur que j’ai engrangé par ce travail, et je remercie bien vivement les personnes qui m’ont permis de le faire en me faisant confiance. Permettez-moi de m’expliquer. Je fais partie d’une génération dont la langue maternelle n’est ni l’allemand, que j’ai appris à partir de six ans, ni le français que je n’ai commencé qu’à onze ans, une génération donc qui a dû naviguer – à vue – entre deux langues, deux cultures, aussi riches l’une que l’autre, mais pourtant très différentes, et longtemps très, très séparées pour ne pas dire opposées. Ma langue maternelle, la vraie, celle qui, aujourd’hui où je vieillis, revient avec force et redevient même première pour certaines choses, c’est bel et bien l’alsacien.

Et ô bonheur : Geiler von Kaysersberg prêchait en alsacien. Sa langue, cette « koïne » du sud-ouest rhénan, se distingue du Mittelhochdeutsch et à plus forte raison du Hochdeutsch par des particularités tant au niveau du vocabulaire que de la syntaxe. Avant de traduire Geiler, j’ai pratiqué assez longuement un auteur contemporain de Geiler appelé O. R. (Oberrheinischer Revolutionär). La langue de cet anonyme est bien plus complexe que celle de Geiler, Mais les deux, O. R. et Geiler dans ses passages un peu moins faciles, s’ouvrent à la compréhension lorsqu’on essaye de les repenser en alsacien. Il est une façon d’aborder et d’exprimer les idées qui est propre, me semble-t-il, à l’esprit alsacien. Un sujet à creuser, peut-être un jour… Pour donner une idée de la proximité de l’alsacien au niveau du vocabulaire je citerai quelques mots : Geiler dit yemes = quelqu’un ; eiweds = quelque part (encore employé dans la vallée de Munster ; zwel = serviette ; gère = tissu triangulaire, fanion qui devient le giron, les genoux ; ring (adverbe) = plutôt, vous feriez mieux de / ihr sotte ringer batte anstatt babble ; et il décline le chiffre 2 : zween Manner – zwo Weiwer – zwa Kinder (masculin, féminin, neutre).

Tous ces mots n\’ont commencé à disparaître en gros que après la Seconde Guerre mondiale. Certains sont encore attestés en particulier dans l’Outre-forêt et dans la vallée de Munster. Ils vont rapidement disparaître. Bien sûr tous ces mots (dont je n\’ai cité que quelques exemples) se rattachent par leur racine au moyen haut allemand. Mais en lisant Geiler j’ai ressenti une communauté de langue entre Geiler et sa langue à lui – et la mienne, et du coup mon dialecte, ma langue maternelle, n’est plus aussi méprisable qu’il y a quelques années. Je l\’ai dit : un vrai bonheur.

Pour traduire la bible Luther disait qu\’il fallait regarder sur la bouche des gens – den Leuten aufs Maul schauen . Déjà trente ans avant le réformateur, Geiler l’a fait. Tous ses thèmes et ses sujets ne nous touchent plus forcément, mais il parlait la langue de tous les jours, avec un vocabulaire simple, des phrases faciles à suivre. C’est en cela qu’il peut nous atteindre encore aujourd’hui.

search previous next tag category expand menu location phone mail time cart zoom edit close